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Libération
Reportage

Anticapitalisme : le Morbihan, dernier refuge de Vincenzo Vecchi

Arrêté le 8 août, l’ancien activiste italien était sous le coup de deux mandats d’arrêt et avait été condamné à de lourdes peines pour des violences commises lors de manifestations à Gênes et à Milan. Il vivait paisiblement près du village de Rochefort-en-Terre depuis huit ans. Sur place, ses soutiens s’organisent.
Le Café de la pente, bar associatif de Rochefort-en-Terre où se réunit le comité de soutien du militant italien. (Poto Thierry Pasquet. Signatures pour Libération)
publié le 15 août 2019 à 20h46

La nouvelle a mis à peine une heure à faire le tour de Rochefort-en-Terre, plongeant aussitôt le petit village du Morbihan dans la sidération. En fin de matinée, le 8 août, plusieurs personnes ont assuré avoir vu Vincenzo se faire embarquer dans une voiture banalisée par une dizaine de gendarmes en civil. Ici, les habitants sont nombreux à connaître et apprécier cet Italien discret, qui vit depuis huit ans dans le village voisin de Malansac. Peintre en bâtiment, il s’apprêtait à rejoindre un chantier dans la commune de Saint-Gravé lorsqu’il a été arrêté. Celles et ceux qui se passent le mot, inquiets, ignorent alors que l’opération a été pilotée par la brigade nationale de recherche des fugitifs (BNRF), l’unité d’élite de la police judiciaire chargée de traquer les gros voyous en cavale sur le territoire national.

Vincenzo Vecchi, 46 ans, est visé depuis plusieurs années par deux mandats d'arrêt européens émis par la justice italienne. Il a été condamné à douze ans et demi de prison pour «saccages et pillages» lors du sommet du G8 à Gênes, en 2001, et à quatre ans pour violences et participation à une manifestation antifasciste à Milan, en 2006.

Pudique et réservé

Dans les heures qui suivent son arrestation, alors qu'aucune information n'a encore fuité sur son passé judiciaire, un collectif de soutien se constitue spontanément autour de quelques proches à Rochefort-en-Terre. «Rien ne pouvait laisser présager quoi que ce soit», raconte Laurence, 71 ans, qui nous reçoit dans sa grande maison en compagnie d'une dizaine de proches de Vincenzo encore «sous le choc». «On y pense tout le temps», dit l'un de ses amis. «On ne dort pas, poursuit une autre. On se refait le film. On essaie de comprendre.»

Vincenzo Vecchi lors de son arrivée au tribunal de Rennes, mercredi.

Photo Thierry Pasquet. Signatures

Tous décrivent un homme droit et attachant, un «type réglo» arrivé dans la région au printemps 2011. Connu comme peintre, il pouvait aussi bien se muer en maçon ou en électricien pour donner un coup de main. Depuis plusieurs années, Vincenzo participait aussi en tant que bénévole à diverses animations du bar associatif local, le Café de la pente. Amateur de science-fiction et bassiste dans un groupe de metal, l'Italien préférait se confier sur ses goûts littéraires et musicaux que sur ses opinions politiques. Décrit comme pudique et réservé, il n'avait pas l'habitude non plus de s'épancher sur son passé. «On ne posait pas de question, avance Laurence. On ne demande pas aux gens leur carte d'identité ou leur pedigree.»

Pour ses proches, la question se pose d'autant moins que le caractère de Vincenzo, «ouvert au dialogue, jamais véhément», colle mal avec l'image du militant radical haranguant les foules un couteau entre les dents que semble lui avoir collée la justice italienne. Même les mots de «cavale» et de «fugitif» leur semblent incongrus. Pour tenter de comprendre, plusieurs membres du collectif ont commencé à recenser toutes les informations relatives aux violences commises à Gênes en 2001 et au rôle supposé de Vincenzo, une tâche titanesque tant les sources sont variées et les faits complexes. Il faut établir une chronologie précise des événements et compiler de nombreux documents pour avoir une vision fine des choses, seule façon d'assurer une défense efficace. Il a aussi fallu trouver une avocate en urgence, véritable gageure en plein mois d'août.

Selon le mandat d'arrêt européen que lui a notifié le parquet général de Rennes, Vincenzo Vecchi a été condamné pour des faits de «destruction par incendie», «vols en réunion», «transport d'engins explosifs» et «violences sur des policiers». Il est notamment accusé d'avoir «poursuivi un photographe qui prenait des photos de dégradations, de l'avoir frappé avec un bâton et de lui avoir volé son matériel». Mais ses proches constatent rapidement des irrégularités dans la procédure. Au fil de leurs recherches, ils découvrent aussi que Vincenzo a été condamné sur la base du code Rocco, introduit dans la loi italienne sous Mussolini. Le texte permet, au nom de la notion de «concours moral», de sanctionner la simple présence à des manifestations considérées comme insurrectionnelles. C'est en vertu de cette loi que Vincenzo et neuf autres militants, baptisés les «dix de Gênes», ont écopé de peines très lourdes allant de huit à quinze ans de prison. «Il n'y a jamais eu aucune arme saisie à Gênes», assure Jean-Baptiste, sexagénaire italien au verbe haut installé lui aussi à Rochefort-en-Terre depuis une dizaine d'années. Membre actif du comité de soutien, il assure même que plusieurs charges visant Vincenzo ont été abandonnées par la justice italienne, en particulier le «port d'arme prohibé». Mais la décision ne figure pas au dossier.

Rassemblement devant le tribunal de Rennes, mercredi. 

Photo Thierry Pasquet. Signatures

Pourquoi Vincenzo Vecchi a-t-il été soudainement interpellé en France, où il réside depuis de longues années ? Officiellement, l'Italien a été repéré dans un petit village de Savoie, où il passait comme chaque été une semaine de vacances avec son ex-femme et leur fille de 10 ans. Des écoutes téléphoniques ordonnées par un magistrat français auraient ensuite permis de le localiser à Rochefort-en-Terre. Le lendemain de son arrestation, l'appartement de son ancienne compagne à Milan a été perquisitionné par des policiers lourdement armés. Autant d'éléments qui rendraient l'interpellation de Vincenzo éminemment politique aux yeux de ses camarades. «On refuse que la France offre un trophée de chasse à Salvini», grincent unanimement les membres du collectif de soutien, inquiets des véritables motivations de cette opération.

Épicerie autogérée

En janvier, le ministre de l'Intérieur italien avait savamment exploité l'extradition de Cesare Battisti, soulignant que plusieurs autres militants d'extrême gauche se trouvaient toujours de l'autre côté des Alpes, et demandant formellement à la France de «restituer» à l'Italie ces «délinquants». «Avec Salvini, l'Italie voit ressurgir le spectre de la bête immonde, analyse Jean-Baptiste. Un antifasciste livré à un gouvernement d'extrême droite, vous imaginez le symbole ?»

A Rochefort-en-Terre, le Café de la pente sert de QG au comité de soutien, où Vincenzo Vecchi avait ses habitudes. Ce bar associatif, qui vient de fêter ses 15 ans, sert à la fois de lieu d'échange, d'épicerie autogérée, de salle de concert et de résidence artistique. «Un lieu de vie et de passage, entièrement bénévole», résume Nicolas, chargé de la comptabilité. Chaque soir depuis l'arrestation de Vincenzo, plusieurs dizaines de personnes se réunissent ici. «On est habitués depuis longtemps à travailler ensemble sur des événements, poursuit le jeune père de famille. C'est comme ça qu'on a pu s'organiser aussi vite, même si l'ampleur de la mobilisation nous a surpris.»

«Vivre autrement»

Au Café de la pente, les soutiens affluent rapidement de tout le pays de Questembert, ce territoire qui s'étend sur un rayon de 20 kilomètres autour de Rochefort-en-Terre. Les habitants en parlent comme d'un «laboratoire», une zone «expérimentale» où le dynamisme du réseau associatif favorise l'émergence de projets alternatifs. Dans ce brassage permanent, les anciens encouragent les néoruraux qui ont quitté Marseille, Lille ou Paris à se reconvertir comme maraîchers bio, microbrasseurs, artisans boulangers ou pépiniéristes ; pour tenter de «vivre autrement». Une tradition d'accueil basée sur l'échange et l'entraide, fermement ancrée dans le territoire depuis plusieurs générations. «On ne sait pas pourquoi Vincenzo est arrivé ici, mais on sait pourquoi il est resté», dit fièrement Céline.

Lors d’une réunion du comité de soutien de Vincenzo Vecchi au Café de la pente, mardi.

Photo Thierry Pasquet. Signatures

Mercredi matin, tous sont venus soutenir leur camarade, cité à comparaître devant la chambre de l'instruction de Rennes, en vue de sa remise aux autorités italiennes. La lutte a commencé depuis déjà près d'une semaine. Les traits sont tirés, les regards fiers et humides. Des banderoles ont été déployées sur le perron du tribunal : «Ni prison ni extradition», «Libérez Vincenzo». «Tout le village est là», se félicite Nicolas, impressionné par l'imposant dispositif policier. La veille, les différentes tâches ont été réparties lors d'une ultime réunion préparatoire au Café de la pente. Un premier groupe est chargé de patienter à l'arrière du tribunal pour tenter de saluer brièvement Vincenzo lors de son arrivée. Un autre assure une présence silencieuse devant le bâtiment pour éviter toute interférence avec l'audience du jour, à laquelle doit assister un troisième groupe. Après évaluation du parquet général, seules dix-sept personnes sont finalement autorisées à assister aux débats à l'intérieur d'une salle exiguë de la chambre de l'instruction.

«Bouteilles à la mer»

Visage fin, les cheveux courts et clairsemés, Vincenzo Vecchi se tient déjà dans le box de verre, encadré par cinq gendarmes. En voyant ses amis entrer un par un dans la salle d'audience, il s'illumine d'un large sourire, gratifiant chacun d'un clin d'œil ou d'un signe discret de la tête. Son avocate, Me Catherine Glon, qui a déposé un peu plus tôt une demande de remise en liberté, parle d'un «homme installé paisiblement à Rochefort-en-Terre, inséré, apprécié de tous». De nombreuses attestations en faveur de Vincenzo ont été jointes à ses conclusions. Sur le fond, explique la pénaliste, il n'appartient pas à la justice française de se prononcer sur une décision italienne. «Mais de nombreuses questions se posent, poursuit-elle, notamment sur les conditions dans lesquelles mon client a été régulièrement condamné.» L'avocat général reconnaît lui-même qu'un des deux mandats d'arrêt délivrés par la justice italienne est incomplet, et requiert un supplément d'information. Brève et technique, l'audience est mise en délibéré au 23 août. Sur les bancs du public, certains ont du mal à retenir leurs larmes en voyant Vincenzo leur faire un dernier signe de la main avant de s'engouffrer au milieu des gendarmes.

A l'extérieur, près de 300 personnes attendent fiévreusement des nouvelles sous une pluie fine. Après s'être brièvement entretenu avec l'avocate, Jean-Baptiste apparaît enfin sur le perron : «On a commencé en lançant des bouteilles à la mer, on ne pensait pas que ça allait susciter autant de réactions. Merci d'être là, on a fait un travail formidable, c'est magnifique.» Jusqu'ici silencieux, les manifestants exultent dans un tonnerre d'applaudissements. «Et Vincenzo ? Vous avez pu le voir ? Comment va-t-il ?» lance une voix dans la foule. Jean-Baptiste, soudain conscient du nouveau combat qui commence : «On l'a vu, ça va. Ça tient, il est avec nous.»