Le brouhaha de la gare, ses incessantes annonces, le roulis des valises, les cris des enfants impatients. Et au milieu de ce vacarme, des notes s'élèvent comme aux prises avec le boucan ambiant. Un vendredi de grand week-end de départs en vacances, difficile pour le piano du hall 1 de la gare de Lyon à Paris de rivaliser. Mais peu importe, dès 10 heures, des musiciens – débutants ou confirmés – s'aventurent devant le clavier. Certains sont même venus spécialement pour une parenthèse piano.
Telle la groupie du pianiste, on a passé la journée autour de ce piano à queue. Jusqu'à 19 heures, plusieurs dizaines de musiciens y ont laissé courir leurs doigts. Une possibilité laissée depuis 2012 dans de nombreuses gares par la SNCF. Dans cette valse de musiciens, on regrettera la faible présence de femmes ce jour-là, témoignage peut-être de leur difficulté à s'approprier l'espace public. Si de nombreux débutants n'ont pas hésité à sauter le pas, il n'est pas aisé de faire face à cette audience particulière. Agglutinés sur la moindre place assise autour du piano, peu de voyageurs prêtent attention au concert improvisé devant eux. Pour beaucoup – casque sur les oreilles, à moitié endormi, les yeux rivés sur leur smartphone –, l'instrument n'est qu'un élément du paysage. Ni plus ni moins qu'un jingle SNCF.
Plus sensibles à ce drôle de ballet, certains se rapprochent, esquissent un sourire, filment quelques secondes ou applaudissent timidement. Des visages s'agacent aussi du jeu indélicat de curieux et d'enfants. Une pratique qui n'aide pas à conserver l'instrument en bon état. Tous les musiciens de gare se sont plaints des touches enfoncées et du mauvais accordage. Les pianistes ont tout de même fait résonner dans le hall des morceaux très variés, dont beaucoup de reprises pop. Pas d'overdose pour nous, donc. Seule la fameuse Comptine d'un autre été de Yann Tiersen (de la BO du Fabuleux destin d'Amélie Poulain) aura été jouée trois fois. Sans surprise.
Anass, 28 ans : «J’ai appris à jouer au piano il y a quatre jours»
«C'est la première fois que je joue dans une gare. Je suis musicien, je joue de la guitare dans un groupe de flamenco espagnol et je suis pianiste débutant. All of Me est la seule chanson que je connaisse. J'ai appris à jouer au piano il y a seulement quatre jours avec une amie. J'avais toujours voulu apprendre. J'ai aperçu le piano par hasard en passant dans la gare et je me suis dit que ça ferait passer le temps. J'ai l'habitude de jouer devant du monde mais comme je n'ai pas trop confiance en mes capacités de pianiste, c'est difficile. A la guitare, je suis confiant, ce n'est pas pareil, je n'ai pas le trac. Le bruit autour ne facilite pas non plus la tâche. J'essaie de penser à une autre chanson que je pourrais jouer mais avec les gens autour, je bloque.»
Playlist du jour : All of Me, John Legend.
Ilya, 20 ans : «On se cache un peu derrière le piano»
«Je suis américain, je viens en vacances en France tous les ans depuis plusieurs années. Je passe toujours par cette gare, et c'est une tradition si le piano est libre, je joue. Je fais du piano depuis six ans, j'ai appris en autodidacte avec des vidéos YouTube. Pour choisir les morceaux que je joue, j'essaie de penser un peu au public, ce qui ne serait pas trop embêtant pour eux d'écouter un vendredi matin. C'est un peu intimidant au début d'approcher un piano dans une gare avec plein de gens autour. Mais je trouve que, finalement, la musique se mêle bien à l'environnement, on se cache un peu derrière le piano. Et on se dit que, de toute façon, dans cinq minutes, les gens seront sûrement partis. Parfois, certains applaudissent ou des gamins surexcités s'approchent. Ça fait toujours plaisir. C'est une super idée d'avoir mis des pianos dans les gares, c'est une opportunité de partager notre musique même si le piano n'est malheureusement pas bien entretenu. Aux Etats-Unis, dans les aéroports, je ne crois pas qu'on ait ce genre de choses. C'est dommage.»
Playlist du jour : Mad World, Tears for Fears, reprise par Gary Jules ; Skyfall d'Adele.
Théo, 18 ans : «Je pense tellement au piano qu’un jour, j’en ai raté mon train»
«A chaque fois que je suis dans une gare avec un piano, je ne peux pas m'empêcher de jouer. J'en fais couramment depuis sept ans, mon grand-père m'a mis le pied à l'étrier. J'ai fait quelques années de cours sur un synthé. Ça change de jouer dans une gare, j'apprécie de toucher des claviers différents. J'étais gare du Nord tout à l'heure, c'est un piano droit, ici c'est un piano à queue, à Lille c'est un électrique. Quand je joue, je ne pense à rien d'autre. Tout à l'heure, j'ai joué trois-quatre heures à la gare du Nord. Et je pense tellement au piano qu'un jour, j'en ai raté mon train. J'essaie de jouer des choses que les gens connaissent bien. Avec le tout numérique, on est timide, moi le premier. Grâce au piano, on sociabilise. Après le boulot, je vais souvent faire un tour gare de Lille pour jouer un peu. J'aime aussi écouter les autres surtout quand ils s'attellent à des choses difficiles comme Queen. En plus, je suis passionné de train, j'adore les prendre en photos, alors difficile pour moi de faire mieux qu'un piano dans une gare.»
Playlist du jour : Requiem for a Dream, Clint Mansell ; Hit the Road Jack, Ray Charles ; Get Lucky, Daft Punk.
Daniel, 77 ans : «J’improvise des morceaux très lents et pas trop difficiles»
«J'ai commencé le piano lorsque j'avais 6 ans. J'ai pris des cours et j'ai aussi travaillé sur un grand orgue d'église. Malheureusement, j'ai désormais des difficultés à jouer. J'ai fait un AVC et l'une de mes mains est depuis engourdie. Du coup, je ne peux plus faire ce que je veux, j'improvise des morceaux très lents et pas trop difficiles. Je ne peux plus faire que ça, je n'arrive plus à faire d'accords. C'est très dur pour moi de ne pas pouvoir jouer comme avant. A mon âge, j'aurais préféré y rester. Mes médecins avaient dit que ça s'arrangerait pourtant. Malgré tout, quand je suis de passage dans les gares, je joue peu. Je suis timide mais les gens n'écoutent pas trop, il y a du bruit. Quand je jouais bien, j'avais encore plus de trac. Je regrette par contre que le piano soit si abîmé, l'an dernier, il était impeccable et maintenant il a des touches enfoncées et n'est pas accordé.»
Playlist du jour : improvisations.
Nicolas et Elisabeth, 15 ans : «Ça fait bizarre de se dire que plein de gens nous entendent»
En promenade, Nicolas et Elizabeth, deux amis débutants au piano, ont décidé de faire un tour par la gare du Lyon pour jouer.
Premier à se lancer, Nicolas note : «J'avais déjà joué dans la gare de Marne-la-Vallée. Je me suis mis au piano il y a deux ans, je n'ai pas pris de cours je fais à l'oreille et avec l'habitude des touches. J'oublie tout ce qu'il y a autour de moi quand je joue, mais là, ça fait bizarre de se dire que plein de gens nous entendent. Chez moi, je joue sur un synthé, alors ça fait plaisir de jouer sur un vrai piano comme ça, même s'il est désaccordé. Je joue de tout, des classiques comme des covers, ça me vient comme ça, je n'y réfléchis pas vraiment.»
Pour Elizabeth, jouer dans une gare est une première. Après quelques minutes en solo, elle est rapidement rejointe par son ami pour tenter un duo sur Rivers Flow in You de Yiruma : «Je n'avais pas joué depuis longtemps. J'aime jouer du classique. Ça me donne envie de m'y remettre. Je n'étais pas trop impressionnée car il n'y a pas trop de monde pour le moment. Par contre, Nico est trop fort, j'étais complètement perdue.»
Playlist du jour : Rivers Flow in You, Yiruma ; Shape of You, Ed Sheeran ; Shallow, Lady Gaga et Bradley Cooper ; Chopin ; Right Here Waiting, Richard Marx.
Nora, 54 ans : «Ça me donne envie d’apprendre»
«Je suis venue à la gare spécialement pour venir jouer. Je viens de temps en temps quand je m'ennuie, c'est un lieu animé. Mais je fais un peu n'importe quoi, je ne sais pas vraiment jouer. J'essaie de jouer l'air de la Sirène aux longs cheveux. J'ai découvert il y a deux semaines qu'il y avait ce piano dans la gare, alors j'ai essayé. Mais ce n'est vraiment pas évident. Ça me donne envie d'apprendre. Je ne trouve pas ça spécialement intimidant de jouer dans une gare mais plus jeune, j'aurais sûrement eu ce sentiment.»
Playlist du jour : la Sirène aux longs cheveux de la série TV Sébastien et la Mary-Morgane.
Omar, 20 ans : «Je suis venue spécialement à la gare pour jouer au piano»
«J'étais en vacances au Maroc, j'arrive tout droit de l'aéroport. Je fais du piano depuis environ quatre ans, j'ai appris en autodidacte. Je suis venue spécialement à la gare pour jouer au piano avant de rentrer chez moi. J'ai un piano à queue au Maroc mais pas ici, je me suis dit que ça allait me manquer. Je viens à chaque fois que je m'ennuie et que je suis de passage. Jouer dans la gare m'a permis de rencontrer d'autres pianistes, un vieil homme venait presque tous les matins ici car ses voisins ne le laissent pas jouer comme il veut. Je trouve ça très satisfaisant de jouer ici. C'est du partage. Mais la première fois que j'ai joué, ce n'était pas super, alors j'ai travaillé pour que ça soit plus harmonieux pour le public.»
Playlist du jour : improvisations.
Le reste de la playlist du jour
Comptine d'un autre été, Yann Tiersen.
Mon frère, Maxime Le Forestier.
No Bravery, James Blunt.
La Lettre à Elise, Beethoven.
L'Aigle noir, Barbara.
Les Feuilles mortes, Joseph Kosma.
The Entertainer, Scott Joplin.
La Marche turque, Mozart.