Avril attrape une bouffée d'air à la surface. Elle glisse un regard sur le côté, esquive sa colocataire et joue avec le reflet de la vitre. La tortue caouanne fait quelques mouvements de brasse, sans jamais plonger dans les profondeurs du bassin de réhabilitation du musée océanographique de Monaco. «Il y a quelques semaines, elle s'est mise à flotter. Ce n'est pas normal, note Olivier Brunel, chef du service aquarium. Il faut que l'on comprenne ce qui lui arrive : soit une infection au poumon, soit un bouchon dans l'appareil digestif.» Avril en est quitte pour une batterie d'examens. Scanner, échographie, radiographie, endoscopie. Il y a cinq mois, l'institut océanographique a investi cinq millions d'euros pour ouvrir le Centre monégasque de soins des espèces marines (CNSEM). Un hôpital pour des tortues recueillies en mer blessées ou malades.
«Si une tortue est en détresse, il faut la ramener au port et nous prévenir»
Une tortue admise au centre de soin de Monaco est une tortue en difficulté. Elle est confiée par d'autres lieux de convalescence saturés de France et d'Europe pour poursuivre les traitements. Ou bien elle vient d'être retrouvée échouée ou flottante près du littoral monégasque. Ce sont aux pêcheurs, plongeurs, plaisanciers et secours de donner l'alerte. «Les usagers de la mer sont nos yeux sur l'eau, estime Olivier Brunel. Si une tortue est en détresse, il faut la ramener au port et nous prévenir.» C'est ce qui est arrivé à Rana. Avant même que le centre n'existe, elle a été la première tortue soignée à la fondation. La petite caouanne a été découverte en 2014 dans le port de Monaco. Affaiblie, déboussolée et ne mesurant pas plus de dix centimètres, elle a été prise en charge par les soignants. «Cette histoire a déclenché le processus, se souvient le responsable du CNSEM. On a pris conscience de l'urgence de s'occuper des tortues. En plus de la pédagogie, il faut passer à l'action.»
Car Avril et les autres reptiles sont protégés. Les sept espèces ont toutes été classées par les experts comme menacées, vulnérables ou en préoccupation mineure. C'est donc le cas des caouannes, luth et vertes qui nagent en Méditerranée. «Les tortues marines ont côtoyé les dinosaures et ont survécu à la dernière grande crise d'extinction des espèces, il y a 65 millions d'années, explique Robert Calcagno, directeur général de l'institut océanographique. Aujourd'hui pourtant, elles pourraient disparaître. Et l'Homme n'y est hélas pas étranger.» L'effondrement de la population est lié aux activités humaines : bétonisation du littoral, surpêche, pollution sont autant d'obstacles dans un parcours de vie. Les tortues qui seront hospitalisées dans les cinq lits-bassins de l'hôpital monégasque seront blessées à la carapace ou aux membres après une collision avec un bateau. Elles auront été piégées dans un filet de pêche ou seront victimes d'une indigestion. Les animaux retrouvés avec des pailles coincées dans les naseaux et des sacs plastiques dans l'estomac ne sont pas seulement des images qui tournent en boucle sur les réseaux sociaux. «Elles confondent les sacs plastiques et les méduses, pointe Olivier Brunel. Cela bloque leur transit : elles flottent et n'arrivent plus à se nourrir. C'est la menace principale dans notre mer.»
Véritable émancipation
Le check-up complet n'a pas permis aux vétérinaires de découvrir de quoi souffre Avril. «Sinon ce serait trop facile, ironise son soigneur. Mais on ne se fait pas trop de soucis car elle se déplace bien, elle mange bien, elle est réactive. On la surveille de près.» Avril flotte toujours. Alors un IRM est prévu pour analyser ses poumons et ses intestins. A 8 ans, cette jeune tortue n'aura pas le même destin que ses congénères. Avril est originaire du parc Marineland. Après une naissance en captivité, «ses capacités de survie et l'instinct de chasse ont été jugés insuffisants par les scientifiques», explique l'institut. Avril ne retournera jamais à la mer. Ce qui n'est pas le sort de ses copines d'infortunes. Après les examens, le diagnostic, le traitement, la convalescence et le passage dans le bassin de réhabilitation de 160 m3 – sorte de centre de natation et de kinésithérapie –, toutes les autres seront relâchés. C'est le processus qu'a vécu Rana. Oublié l'épisode de l'échouage dans le port. La petite tortue caouanne devenue grande a retrouvé la Méditerranée en juin 2018. Les scientifiques avaient clipsé un système satellite à sa carapace pour la suivre à la trace, histoire de continuer de jeter un œil sur leur petite protégée. Mais après avoir rejoint le sud de l'Espagne, le GPS a cessé d'émettre. La véritable émancipation a alors pu débuter pour Rana. Son odyssée a recommencé.