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Libération
Réhabilitation (2/8)

Manuel Valls, au dernier temps de la valse

Lettre bizarrement affectueuse adressée à l’ex-Premier ministre de François Hollande qui a changé de vie pour aller perdre les municipales à Barcelone.
(Photo Laurent Troude)
publié le 18 août 2019 à 17h06

Tentative de réhabilitation de personnages controversés, sinon détestés. Entre ironie, second degré et réelle volonté de penser contre nous-mêmes.

Cher Manuel Valls,

Je t'avais surpris l'an dernier en maillot de bain, en une de Paris Match. Tu étais allongé sur une chaise longue, ta nouvelle compagne espagnole à ton chevet. Je n'avais pas su décrypter ce que signifiaient tes mains croisées derrière la nuque. Décontraction neuve ou strict désinvestissement ? J'avais juste remarqué que tu avais les joues écarlates comme celles du gamin d'Astérix en Hispanie quand il retient sa respiration. Pour une fois, tu ne manifestais pas ta réprobation. Seul le soleil de Marbella était la cause de cette soudaine rougeur. A moins que ton souhait de tout changer, et toi le premier, n'y ait aussi contribué.

Cher Manuel, tu as longtemps représenté tout ce que je détestais. Tu étais libéral en économie et autoritaire en matière sociétale. Tu étais membre du PS mais tu ne cessais d'exhorter les tiens à abjurer leurs convictions partageuses et libertaires. Tu semblais trouver un malin plaisir à jouer contre ton camp.
Pourtant, je ne peux nier qu'il existait entre nous une proximité générationnelle. Nous avions des amis communs et nos chemins se croisaient parfois. De loin, je te regardais évoluer. Et autant je te réservais les chiens de ma chienne idéologique, autant j'avais le sentiment que tu étais quelqu'un de courageux, qui serait venu en soutien s'il avait fallu.

Quand tu es devenu Premier ministre de François Hollande, j’ai craint le pire et j’avais raison. Tu as fait le vide autour de lui car tu n’es pas du genre à en rabattre, ni à mettre ton drapeau libéral-social dans ta poche. Autant Hollande peut paraître accommodant, autant tes convictions sont d’une stricte rigidité. Ta constance me fait penser à un tableau de Frida Kahlo. Elle se représente avec une colonne vertébrale fragilisée qui semble un pilier émietté. Au contraire, ton armature personnelle tient de la kalachnikov et se révèle à l’épreuve des balles.

Alors que la querelle interne à la gauche commençait à prendre de l'ampleur, ta réaction au moment des attentats t'a donné un moment de répit. Tu as su magnifiquement résister à l'agression islamiste et te comporter en homme d'Etat, debout sur le pavois. Je t'ai vu serrer les dents et plomber ta mâchoire comme si on t'incisait à vif, et je n'ai jamais douté de la sincérité de ta douleur. Ton apparition à la nuit tombée, lors d'une cérémonie près de l'Hyper Cacher, m'a fait réaliser combien ces responsabilités sont lourdes à exercer quand la mort frappe. Et j'ai admiré ta résistance sourde, ton engagement d'ampleur et ton tempérament d'envergure qui rompaient avec ce besoin de prendre les tiens à revers qui t'a valu une réputation de roquet.
Malheureusement, sans tarder, le fleuve de tes humeurs a retrouvé son lit coutumier. Tu es redevenu cette caricature de toi-même, bravache et péremptoire, accélérant la droitisation du gouvernement.

Rallié au régime sans gluten, tu étais d’une maigreur de marathonien. On te voyait les côtes comme à un personnage des peintures noires de Goya. Souvent, ton visage prenait cette tonalité sanguinolente qui signe l’hypertendu que tout révulse, l’excédé qui a un soufflet de forge en guise de poumons.

Quand Hollande s’est mis dans la panade, tu as poussé fort pour le mettre dehors. Cette mauvaise manière n’a pas arrangé tes affaires. Le PS n’a pas voulu de toi comme candidat à l’Elysée. Et puis c’est allé de Charybde en Scylla. Pour récupérer ta circo d’Evry, tu as dû quémander la protection du nouvel élu, ce freluquet que tu avais mouché quand il était sous tes ordres. Il te l’a accordée à regret, après t’avoir fait lanterner. Il t’a traité avec négligence comme un failli dont on a plaisir à détailler la chute. J’ai eu vaguement pitié de toi, sentiment que tu inspires rarement. C’est comme si entre la France et toi, l’incompréhension gagnait et l’irréversible guettait.

Et puis, je t’ai vu flotter politiquement et affectivement. Et cela t’a rendu sympathique. Tu semblais à contretemps, à contre-emploi. C’était comme si ton énergie moulinait à vide. Tu étais l’un de ces hommes faits, entre enfants élevés et amours défaites. Tu étais l’un de ceux qui se devinent refaits, qui réalisent que rien ne va, que tout se vaut, que plus rien de nouveau ne peut lui arriver.

Ton départ pour Barcelone m’a bluffé. Tout bazarder ainsi n’est pas rien quand on a 55 ans et qu’on est une personnalité installée. Bien sûr, Barcelone est ta ville de naissance. Tes ancêtres y ont prospéré dans la banque. L’un d’eux a composé l’hymne du Barça, ton club de cœur, qui t’a fait commettre ton seul impair quand tu étais à Matignon, en faisant monter tes fils dans l’avion de la République pour aller voir la finale de la Ligue des champions remportée par Messi et les siens.

Le plus surprenant, c’est que tu n’es pas devenu apiculteur au sommet de Montjuïc, ni responsable d’une ONG d’aide aux migrants aux Baléares. Tu ne t’es pas reconverti dans le business dans la ville des prodiges chantée par Eduardo Mendoza. Tu ne t’es pas retranché en ermite à Cadaqués pour friser ces moustaches à la Dalí que tu n’auras jamais. Tu ne t’es pas mis à la cuisine moléculaire à Roses au côté de Ferran Adrià, même si tu as repris quelques kilos qui adoucissent ton profil et te rendent plus bonhomme, plus banal.

Non, tu es reparti à l’assaut d’un bastion municipal comme s’il fallait se raccrocher à un savoir-faire à l’heure du chamboule-tout. Tu as beau parler le catalan, le défi était ardu. D’autant que tu n’as fait aucune concession. Européen convaincu, tu t’es braqué contre l’indépendantisme local. Logiquement, tu as rejoint Ciudadanos, le parti centriste espagnol, et non le PSOE, le parti frère du PS. Il a fallu que tu jures, croix de bois, croix de fer, que tu étais parti pour rester dans la cité méditerranéenne. Pour prouver ta bonne volonté de long terme, tu as fait mieux. Tu t’es allié avec une héritière de l’industrie pharmaceutique locale. Et tant pis si, me mêlant de ce qui ne me regarde pas, je préférais ton ex, la violoniste qu’on voit moins sur les plateaux télé depuis que vous êtes séparés. Sans que l’on sache si ce n’est qu’une coïncidence.

Ta défaite en rase campagne pour la mairie m’a ravi. Pas pour le plaisir recommencé de te voir tomber. Mais parce que j’aime les perdants qui percutent le macadam des rues, les audacieux à qui la chance ne sourit plus. Une fois le nez dans le ruisseau, ils gagnent en humanité.

La preuve, tu t’es rallié sans condition aucune à la candidate de la gauche radicale. Un peu comme si à Paris, tu avais voté pour une insoumise. C’était pour faire la peau aux catalanistes, mais quand même ! Le franchissement des Pyrénées peut avoir des vertus inattendues.