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Libération
Récit

Nationalité : Moïse, le damné du dimanche

Une simple erreur de jour sur son acte de naissance, rédigé il y a trente-six ans, a coûté la citoyenneté française, reconnue onze ans plus tôt, à un pâtissier plongé depuis dans une situation inextricable. Son pays de naissance, le Cameroun, lui a aussi ôté ses droits, le voilà apatride sans même en avoir le statut.
Moïse M., mardi à Bondy. C’est en voulant partir en vacances à l’étranger qu’il a découvert, en 2018, que sa nationalité française lui avait été retirée. (Photo Rémy Artiges)
publié le 18 août 2019 à 19h26

La nuit, il prépare des pâtisseries dans une boulangerie de Bondy, en Seine-Saint-Denis. Le jour, son quotidien est loin de ressembler à celui de monsieur Tout-le-Monde. Un colis à aller chercher à la poste ? Pas possible. Passer le permis de conduire, changer d'appartement ? Non plus. Quitter le territoire ? Sûrement pas. Moïse M., 36 ans, n'est aujourd'hui plus personne pour l'Etat français. Ni pour son pays d'origine, le Cameroun, qui l'a renié, n'acceptant pas la double nationalité. Onze ans après avoir été reconnu citoyen français, et alors qu'il venait faire renouveler ses papiers, Moïse M. a perdu son identité. Les autorités pensent qu'il a commis une fraude documentaire. Il est désormais réduit à un cas très spécifique d'apatridie qui résulte à la fois d'un processus de contrôle postérieur pour ceux qui sont devenus français, mais aussi d'une situation bien particulière. Car Moïse M. ne bénéficie d'aucun statut. «Il se retrouve apatride de fait, mais n'a pas droit au statut d'apatride», regrette son avocat David Curiel et pointe «un dysfonctionnement de l'Etat». Moïse M. séjourne et travaille ainsi en France en toute illégalité. Il n'a plus ni droits ni identité. La dernière fois qu'il a vu son passeport, c'était il y a un an et demi, dans un sachet plastique.

Son cauchemar commence en février 2018. Moïse M. n'a pas pris de vacances depuis une éternité. Pour changer d'air, il réserve un billet d'avion direction Dubaï. Mais une fois glissé son passeport à la police des frontières, c'est la douche froide. «C'est dommage, vous ne pouvez plus voyager», l'interrompt le policier devant l'écran de contrôle. Perplexe, Moïse M. conteste. Il ne peut s'agir que d'une erreur. «Monsieur, est-ce que vous êtes au courant que la justice vous a retiré votre nationalité française ?» interroge l'agent. Premier pas dans l'incompréhension, avant d'être traîné en garde à vue. Moïse M. se souvient avant tout de sa stupeur : «J'étais perdu. Rien ne faisait sens, je n'arrivais plus à respirer.»

Il enchaîne ensuite les mauvaises surprises avec un avocat commis d'office. Un jugement daté de 2014, dans un verdict lapidaire, dit qu'il n'est «pas français». En cause, son acte de naissance désormais considéré comme un faux, au motif qu'il est daté d'un dimanche. «Si c'est un faux, pourquoi le consulat de France au Cameroun aurait accepté de me donner des papiers en 2003 ?» fait-il valoir aujourd'hui. Son acte de naissance a en effet été vérifié à plusieurs occasions de façon officielle, sans jamais poser problème. La première fois, c'était lorsque son père, Jean-Pierre, l'a reconnu légalement. Né au Cameroun à l'époque administré par la tutelle française, son père obtient la nationalité française, puis part pour l'Hexagone. Il retourne plus tard au pays natal, dans le but de reconnaître son fils. En 2003, nouvelle vérification, quand Moïse M. demande la nationalité française qui lui revient de droit en tant que fils de Français. Cette erreur calendaire, pointée en 2014 et qui fait tiquer trente et un ans après sa naissance, n'est pas si inhabituelle d'après lui : «Pour le dimanche, en Afrique, ça arrive tout le temps qu'on prenne en compte le jour de naissance pour dresser l'acte.»

Tous ces éléments, il n'a pas pu venir les défendre devant le tribunal en 2014 : les courriers ne lui sont jamais parvenus, envoyés à son ancien domicile d'Evry, dans l'Essonne, comme l'atteste l'adresse mentionnée dans le jugement. «La justice fonctionne sur le déclaratif, sur la base de la dernière adresse connue», rétorque une procureure interrogée par Libération. Sauf que sur sa carte d'identité refaite en 2013, soit une année avant, est bien inscrite sa nouvelle adresse. «Nous sommes en présence d'une atteinte grave aux droits de la défense, accuse aujourd'hui son avocat, David Curiel. On n'est pas sur un cas de vol à l'étalage. L'Etat a parfaitement les moyens de retrouver le justiciable.»

La circulaire Hortefeux

Mais le plus dur à comprendre pour Moïse M. est le sens de ce revirement de situation, onze ans après s'être vu reconnaître la nationalité française. «Je suis un citoyen respectueux des règles et lois de la République. Je ne suis pas un garçon à problèmes», assure-t-il. Onze ans à travailler, à s'acquitter de ses cotisations, à payer ses impôts. Lui, inconnu des services de police, adhérent quelques années au PCF, qui a encore dans sa poche sa carte d'électeur. «J'ai toujours voté, j'étais même au dépouillement [à Evry] avec Manuel Valls lors de l'élection de François Hollande.»

Une piste d'explication pour comprendre la situation de Moïse M. est à trouver dans les effets d'une circulaire du ministère de l'Intérieur, datant de mars 2010. A cette époque, Nicolas Sarkozy est président de la République et a fait de la lutte contre l'immigration l'un des mantras de son programme. Plein d'imagination, il avait lancé en 2009 un débat sur l'identité nationale, défendait le recours à des tests ADN pour les ressortissants de pays où «l'état civil présente des carences ou est inexistant» et a durci les contrôles liés aux migrations. Cette «circulaire Hortefeux» - du nom de son fidèle lieutenant qui était alors ministre de l'Intérieur -, doit simplifier, en théorie, «les démarches administratives pour l'obtention de la carte d'identité et du passeport» pour tout le monde, mais invite aussi les fonctionnaires à effectuer des vérifications poussées en cas de suspicion de fraude. «Ce texte permet un contrôle approfondi de la nationalité», souligne l'avocate Stéphanie Calvo, membre du Gisti (groupe d'information et de soutien des immigrés). Quand on vient d'une ancienne colonie, d'un ancien territoire d'outre-mer, elle est toujours plus difficile à justifier.»

En 2013, les papiers d'identité de Moïse M. arrivent à échéance, c'est à l'occasion de leur renouvellement que son dossier aurait donc pu être réexaminé. Pour Stéphanie Calvo, «ces Français liés à l'étranger sont sur un siège éjectable. Derrière, il y a l'idée qu'ils sont moins français que d'autres». Des cas comme celui de Moïse M., «c'est le quotidien», assure-t-elle.

Traque obsessionnelle

Une routine de situations abracadabrantes. Estimer par exemple qu'un acte de naissance est un faux, car l'employé y a écrit «Fetima» au lieu de «Fatima», car il y a un tiret en moins, car il y a une rature, car il y a une erreur dans le nom du formulaire. «J'ai même vu refuser un certificat où figurait le nom d'une ville à consonance arabe», se rappelle l'avocate membre du Gisti. Son authenticité a été contestée car la personne en question était née, aux yeux de l'administration, dans une ville à consonance française. «Mais c'était tout simplement le nom que portait cette ville algérienne avant l'indépendance», s'indigne l'avocate.

En toile de fond, la menace de la fraude documentaire pèse sur les décisions des juges, nuance notre source au parquet : «Les fraudes à l'acquisition de la nationalité française, il y en a plein. Ça va des reconnaissances de paternité frauduleuse à l'achat de faux papiers. En Afrique subsaharienne, il y a beaucoup de ces faux papiers.» Mais cette traque obsessionnelle de ceux qui auraient obtenu la nationalité de façon frauduleuse entache de suspicion tout ce qui relève de l'étranger. «Ce n'est pas forcément conscient, mais il y a l'effet de système de l'administration qui joue, et l'histoire de l'inconscient collectif de l'impression d'être envahi», relève Stéphanie Calvo. Temporellement, cette chasse à la fraude peut survenir n'importe quand. Elle est imprescriptible. Or, comme le souligne l'avocate membre du Gisti, «dans le droit français, il n'y a que les crimes contre l'humanité qui sont imprescriptibles. Exception faite de l'action du ministère public en contestation de la nationalité française». L'avocat de Moïse M., David Curiel, renchérit : «La loi doit changer, et elle changera».

«Je ne sais plus quoi faire»

Devenu apatride sans statut après cette décision de justice, alors que la France n'est pas censée en produire sur son propre sol, Moïse M. se retrouve aujourd'hui dans une situation inextricable. Son premier avocat n'a pas su l'accompagner dans les démarches adéquates pour contester le jugement de 2014. Et son pays d'origine, le Cameroun, a cessé depuis 2003 de le considérer comme l'un de ses ressortissants. «C'est à l'Etat français de régler ça», lui rétorque-t-on sèchement au consulat, lorsqu'il se renseigne sur la possibilité de récupérer un passeport camerounais. Ce document sans lequel sa préfecture de résidence ne peut lui délivrer de «titre d'admission exceptionnelle au séjour». Du côté de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), on lui fait savoir qu'il ne pourrait être régularisé que soutenu par de solides raisons de craindre un retour dans son pays. Ce qui n'est pas le cas. Une situation d'autant plus incompréhensible que Moïse M. s'est retrouvé sans statut, alors qu'un dispositif protège même les naturalisés que l'Etat veut déchoir pour faute grave si cela a pour résultat de les rendre apatrides.

«Ma seule joie, c'est quand je suis au travail, au moins je ne pense à rien», lâche Moïse M., qui a la chance de pouvoir compter sur un patron particulièrement compréhensif, et sans lequel il pourrait actuellement être sans emploi et sans domicile. «Je ne sais plus quoi faire, à quelle porte aller frapper», se désole-t-il. Est-il en colère ? Plutôt «profondément déçu». «Démuni», ajoute son avocat. Inquiet aussi, pour sa fille reconnue française elle aussi par filiation, et son ex-femme française par l'effet du mariage. Sans compter le poids financier et psychologique de devoir prouver son identité. Pour beaucoup, ce genre d'affaires se passe difficilement sans provoquer un délitement du lien social chez les mis en cause. Moïse M. assure que pour lui, ce n'est pas le cas. Pas encore.