Pierre Soulages, l’artiste français le plus cher au monde de son vivant, aura 100 ans en décembre. Dans le même temps, l’unique musée dédié à son œuvre devrait accueillir son millionième visiteur. Cinq ans après l’ouverture, c’est donc pari gagné pour Rodez : le pape de l’Outrenoir a offert à sa ville natale une notoriété dont elle n’osait rêver. «Il y a une dizaine d’années, un sondage a été réalisé auprès des Toulousains et des Montpelliérains pour savoir ce que Rodez évoquait chez eux, raconte Jean-Michel Cosson, historien et vice-président de Rodez agglomération. Ils ont répondu le froid, la montagne et la cathédrale. Pour eux, Rodez se résumait à ça.» Assise à ses côtés, Sarah Vidal, adjointe municipale en charge de la culture, acquiesce : «Avant, quasiment personne ne savait où se situait Rodez. Je devais expliquer aux gens que nous nous trouvions à une heure du viaduc de Millau. Aujourd’hui, tout le monde sait où nous sommes.»
Oui, depuis l'ouverture du musée, en 2014, l'ambiance a bien changé pour les 24 000 habitants de la préfecture de l'Aveyron. «Les touristes ne faisaient que passer pour déjeuner et visiter la cathédrale, se souvient Sarah Vidal. Désormais, ils séjournent ici et on entend parler des langues étrangères dans les rues.» «Autrefois, la ville se vidait le soir. C'était difficile de boire un coup dehors après 19 heures, ou de trouver un restaurant ouvert le dimanche ou le lundi, enchaîne Jean-Michel Cosson. Le musée a dynamisé tout ça : des brasseries ont été rénovées, des Parisiens ont investi dans des commerces, et les touristes sont encore présents au-delà des deux mois d'été… C'est comme si cette ville sommeillait et qu'elle s'était tout à coup réveillée.»
Et ce réveil s'est accompagné d'un vrai défilé : depuis l'inauguration du musée par François Hollande il y a cinq ans, la ville de Rodez, autrefois peu goûtée par les VIP, les accueille aujourd'hui au pas cadencé. A tel point que Christian Teyssèdre, maire depuis 2008, peine à tous les citer : «Laurent Fabius, Valéry Giscard d'Estaing, Arnaud Montebourg, Jean-Pierre Raffarin, d'autres anciens ministres… Jean-Michel Blanquer, le ministre de l'Education, a lui aussi visité le musée fin juillet, Emmanuel Macron est déjà venu deux fois…» Mais ce que le maire retient surtout, c'est l'appel d'air économique créé par la réalisation de ce projet culturel. Il explique : «En 2008, on était arrivés à 23 % de locaux commerciaux vacants à Rodez, contre 6,5 % aujourd'hui. Des galeries d'art, des magasins de vêtements, des restaurants ont ouvert dans le sillage du musée.»
Tripoux
Car l'avant-après musée Soulages se mesure aussi par les chiffres. Entre 2013 (année précédant son ouverture) et 2018, le nombre de personnes ayant contacté l'office du tourisme (OT) de Rodez a doublé, tout comme les visites sur son site internet. A la boutique de l'office de tourisme, les ventes se sont envolées (+ 129 %). Quant aux nuitées, elles ont augmenté de 53 %. «Quelques hôtels se sont créés, mais c'est surtout l'accueil en Airbnb et en chambres d'hôte qui a vraiment explosé, précise Florence Taillefer, la directrice de l'office de tourisme. Les nouveaux touristes présentent clairement un profil urbain : Paris, Lyon, Montpellier, Toulouse, Clermont ou Bordeaux…» Des dizaines d'offres locatives pour un séjour touristique sont proposées si l'on tape Rodez sur le site Airbnb.
A l'autre bout du département, on voit aussi poindre des changements, comme l'a noté le chef Sébastien Bras, qui dirige avec son père, Michel, un haut lieu de la gastronomie aveyronnaise sur les hauteurs de Laguiole : «Dans notre établissement, on constate que nos clients sont plus férus d'art qu'auparavant. Le musée Soulages a amené une dimension culturelle que Rodez n'avait pas.» Pourtant, tous ici se souviennent que le Ruthénois, plus volontiers amateur de tripoux que d'art contemporain, fut difficile à convaincre de l'utilité de ce musée. «La culture, ce n'était pas forcément dans nos gènes», reconnaît Jean-Michel Cosson. «C'est vrai qu'au départ, on était perplexes. On pensait que ce n'était pas pour nous. Il faut dire que l'œuvre de Soulages n'est pas hyper grand public», concède Jean-Philippe Sadoul, élu à Rodez agglomération et maire de Luc-la-Primaube, une commune périphérique.
Si les habitants ont longtemps douté des capacités de l'œuvre noire de Soulages à éclairer le destin de leur cité, c'est d'abord à cause du coût du projet : 25 millions d'euros pour construire un musée, une addition difficile à avaler.En 2009, le quotidien Centre Presse réalise un sondage auprès de ses lecteurs et leur demande si le musée mérite un tel investissement. La réponse est claire : c'est non pour 85 % des sondés. En octobre 2010, un article de la Dépêche s'attarde sur les «réticences» et les «grincements de dents» provoqués par ce projet «démesuré» dans une «petite ville au cœur de l'Aveyron rural». Un employé de l'office du tourisme déclare au journaliste qu'ici, «certains auraient préféré des lignes de trains»… «Si on avait écouté les gens, on aurait plutôt construit des piscines et des patinoires, raconte Jean-Philippe Sadoul. Mais à présent, les habitants sont fiers du musée, même s'ils ne sont pas forcément fans de l'œuvre.» Christian Teyssèdre se souvient bien de ces années en clair-obscur : «On a construit le musée dans la difficulté, résume le maire. Il a fallu cinq ou six ans pour que l'avis des gens évolue.»
Depuis, les Ruthénois, toujours pragmatiques, ont bel et bien changé leur fusil d'épaule : après tout, force est de constater que l'œuvre du peintre est capable de faire venir des Japonais en Aveyron, et qu'un de ses «tableaux noirs» s'est vendu près de 10 millions d'euros… «Les gens ont commencé à y croire quand ils ont vu les files d'attente devant nos portes, s'amuse Christophe Hazemann, directeur adjoint du musée Soulages. A force de visites et d'explications, les Ruthénois ont été convaincus par l'intérêt de ce musée et ils en sont devenus les meilleurs ambassadeurs. Aujourd'hui, le bâtiment est devenu un phare culturel, un totem pour la ville.» Selon son directeur adjoint, l'établissement accueille en été jusqu'à 2 000 personnes par jour. Parmi eux, environ 10 % de visiteurs étrangers : des Allemands, des Belges, des Espagnols ou des Américains, souvent venus spécialement en Aveyron pour parcourir ces 1 700 m² d'exposition permanente présentant une centaine d'œuvres de l'artiste - sans oublier les expositions temporaires, comme celle, actuellement, consacrée à Yves Klein. Des amateurs d'architecture se déplacent jusqu'ici pour admirer ce bâtiment conçu par l'agence espagnole RCR Arquitectes, lauréate du prestigieux prix Pritzker en 2017. Le musée voit aussi défiler des pèlerins en marche vers Saint-Jacques-de-Compostelle et désireux de s'accorder une halte culturelle. L'établissement s'est adapté à ces visiteurs encombrés : des consignes spéciales sont réservées à leurs gros sacs à dos. Idem pour ceux qui voyagent avec un âne : un «parking» extérieur est prévu pour l'animal… Un discret clin d'œil au passé puisque c'est ici, sur cette vaste esplanade entièrement refaite, où trônent désormais les blocs en acier du musée, que se tenaient jadis les foires aux bestiaux de la ville.
Causses
Si les Ruthénois voient la vie en rose grâce à Soulages, le musée n'a pas pour autant résolu le principal problème de la préfecture aveyronnaise, à savoir son enclavement. L'autoroute la plus proche (l'A75) se situe à une heure ; il faut deux heures en voiture pour rejoindre Toulouse ou Montpellier, plus de six heures avant d'atteindre Paris. En avion, les vols pour la capitale sont coûteux et peu fréquents, et l'aéroport a été construit loin du centre-ville. Quant au trafic ferroviaire… «Il y a plus d'un siècle, il fallait neuf heures pour aller en train jusqu'à Paris. Aujourd'hui, c'est onze heures !» peste le maire. Mais Christian Teyssèdre a plus d'un tour dans son sac pour continuer à séduire au-delà des causses et du pays d'Olt. Il a imaginé, pour son prochain mandat, créer un autre musée en plein centre de Rodez. Il a déjà un lieu en ligne de mire et des idées plein la tête. Le thème de ce nouvel établissement ? Le maire répond, le regard malicieux : «La lumière !» L'idée ? Jouer sur le contraste, éclairer l'œuvre de Soulages sous un nouveau jour, mais sans lui faire de l'ombre. Les urnes diront si ce nouveau projet culturel séduit les Ruthénois.
Le siècle d’un enfant du pays
A l’occasion des 100 ans de Soulages - l’artiste est né le 24 décembre 1919 -, la ville et l’agglomération de Rodez ont placé 2019 sous le signe de «l’exception culturelle». Au programme des prochains mois : des expos temporaires au musée Soulages (celle consacrée à Yves Klein se clôturera le 3 novembre), des créations de street art, ainsi que des installations de sculptures et d’art contemporain dans les rues et parcs de Rodez (notamment les figures totémiques de Christian Lapie, à voir jusqu’au 15 septembre), des concerts (dont celui d’Archie Shepp Quartet, programmé le 25 octobre). Du 8 au 18 août, Miguel Chevalier propose une «installation de réalité virtuelle» projetée sur les voûtes de la cathédrale.