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Libé des forêts

Concours de bûcheronnage : un sacre à la tronçonneuse

Une compétition où s’affrontaient 14 bûcherons était organisée à Manigod, en Haute-Savoie, le 11 août. «Libération» a rencontré ces athlètes qui manient scies, haches et tronçonneuses.
Pendant l’épreuve de single buck, il faut scier un disque à l’aide d’une scie passe-partout, similaire à celle des elfes sur les bûches de Noël. (Photo Niels Ackermann. Lundi 13 pour Libération)
publié le 26 août 2019 à 19h46

«Chauffez les moteurs !» C'est ce moment-là que le ciel savoyard a choisi pour s'assombrir. Soudain, des nuages menaçants font couvercle sur la vallée de Manigod, encerclant l'aiguille qui surplombe la fête pastorale et son concours de bûcheronnage. Scène d'enfer : l'orage approche et, sur la scène, les trois participants démarrent leur tronçonneuse de 30 kilos avec des moteurs empruntés à des karts ou des ULM. Ça pétarade, les spectateurs massés derrière les barrières se bouchent les oreilles. Des effluves d'essence viennent perturber l'air minéral de cet après-midi d'août. «Main sur le bois !» hurle le speaker, au-dessus du bruit. Une paluche sur la bille - un tronçon d'arbre - disposée à l'horizontale, l'autre sur la monstrueuse machine : 3, 2, 1, c'est parti. Les gaillards empoignent leur bécane à deux mains, puis, dans un brouillard de sciure, découpent trois rondelles parfaites avec l'apparente aisance d'un commis de cuisine devant une cucurbitacée. Objectif : réaliser le meilleur chrono, tout en débitant des disques complets dans une zone de 15 cm définie par un trait à la craie. Les meilleurs finissent en moins de sept secondes.

La discipline, appelée «hot saw», est l’une des six épreuves officielles des Timbersports Series, les compétitions internationales les plus relevées de coupe de bois sportive. Créées en 1985 par la marque de tronçonneuses Stihl, elles sont venues institutionnaliser un sport qui existe depuis plus d’un siècle. Très répandu en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Canada ou aux Etats-Unis, le bûcheronnage de haut niveau est arrivé au début des années 2000 en Europe. Avec la République tchèque, la France est l’une des meilleures nations du Vieux Continent. Le sport, une curiosité avec son côté forestier et sa dimension hyper testostéronée style «homme le plus fort du monde», connaît une visibilité nouvelle depuis quelques mois dans l’Hexagone avec la diffusion des Timbersports Series sur l’Equipe TV.

Sens du show

Ce 11 août à Manigod, la concurrence est relevée, mais l'ambiance moins tendue que lors des compétitions officielles. Dans la vallée qui a vu naître le chef Marc Veyrat et le paret, une luge en bois à un seul patin apparemment typique du village, la Fête sous l'Aiguille est le rendez-vous annuel des habitants du coin depuis 1972. On y célèbre les traditions de la région entre la fabrication du reblochon et les métiers d'antan. Autant concours que démonstration, la principale attraction de l'après-midi reste ce tournoi qui voit s'affronter quatorze bûcherons sportifs confirmés, certains de la région, d'autres venus de Bourgogne, de Suisse, d'Italie.

Sextuple champion de France de la discipline, Gilles Giguet, l'œil malin et des airs d'Alec Baldwin montagnard, organise l'affaire avec sa troupe, le «Gil's Axeman Club». Charpentier dans le civil, il fait partie des bûcherons ayant participé à l'importation en France des Timbersports, en 2002. Celui qui reste à 60 ans l'un des meilleurs compétiteurs tricolores avait dans un premier temps renoncé à participer ce dimanche : «Il y a dix jours, j'étais dans la cabine de ma pelle sur pneus [un genre de pelleteuse, ndlr] quand le véhicule s'est couché. J'ai sauté par la fenêtre et je me suis cassé une côte en atterrissant», raconte-t-il, sur un ton de cascadeur qui en a vu d'autres. Sur scène, les jambes arquées, pas de douleur apparente au moment d'attaquer sa bille avec une scie passe-partout de 2 mètres de long. Parti avec un peu de retard sur ses concurrents, le vétéran les rattrape dans les derniers efforts, pour finir au coude-à-coude. Le disque tombe, Gilles Giguet lève le poing avec un sens du show d'habitué des podiums : il n'aura pourtant pas fait le meilleur temps cette fois-ci.

«On touche du bois»

Derrière la main courante, un couple de retraités s'enthousiasme devant cette «démonstration physique impressionnante». «Le bûcheronnage demande des efforts intenses dans un temps très court, de l'explosivité», nous explique l'Italien Andrea Rossi, 44 ans, un chapeau de Crocodile Dundee sur le crâne et des épaules d'haltérophile qui ne laissent pas deviner sa profession d'architecte. Renforcement du dos, exercices de crossfit pour le cardio, gainage abdominal : le travail foncier se fait souvent en salle de sport. Mais le physique ne fait pas le champion : «C'est comme les gens qui regardent Cristiano Ronaldo jouer et ont l'impression de pouvoir faire pareil, continue-t-il. C'est surtout un sport très technique.» Adrien Courteaux, 27 ans, l'un des benjamins du concours, abonde : «Il faut de bons outils aussi, mais c'est avant tout un sport d'expérience.»

Dans les épreuves à la hache, chaque coup compte. Tchac : le bruit clair de la lame entrant dans le peuplier vient vous claquer directement contre le tympan. Les pieds sur la bûche, les golgoths balancent leur outil de haut en bas pour fendre le bois en suivant des repères qu’ils ont tracés auparavant. Tout est question de précision, de cadence et de souffle.

Brutal, on imagine que le sport vient avec son lot de membres sectionnés, de plaies béantes, voire de coups de hache entre deux orteils. Si chacun semble totaliser un nombre de points de suture supérieur à la moyenne nationale, les gros accidents ne sont pas si fréquents : «Les gens qui pratiquent ce sport assidûment sont généralement adroits», rassure le Bourguignon Alexandre Meurisse, un des meilleurs bûcherons français actuels. Au total, niveau bobos, on constatera simplement une entaille sanguinolente à un auriculaire et quelques grosses ampoules ici et là. Les sportifs sont bien protégés, vêtus de chaussettes en cotte de mailles et de pantalons de sécurité. Invariablement, quand on abordera ces risques de blessure, la discussion se terminera par un trait d'humour typiquement bûcheron : «On touche du bois.»

Le bois d'ailleurs ? Que devient-il après avoir été martyrisé par tous ces tortionnaires arboricoles ? «En général, il est recyclé, explique Gilles Giguet. Il y a certaines compétitions où il part en papeterie, là il sera utilisé pour le chauffage.»

En Haute-Savoie aujourd'hui, l'économie locale ne repose plus tellement sur le bois, plutôt sur le tourisme. Il ne reste qu'une poignée de grosses scieries, là où la forêt faisait vivre une bonne partie de la région auparavant. Témoignage de son ancrage dans l'identité locale, le bûcheronnage a toujours eu sa place à la Fête sous l'Aiguille : «C'est une tradition ici, raconte Stéphane Paccard, qui organise l'événement depuis 1997. Les chalets dans lesquels on vit sont en bois. Et dans le temps, chacun avait sa parcelle de forêt sur son terrain, le bois servant aux travaux de la maison.»

Discipline reine

Parmi les bûcherons de ce dimanche, seuls quelques-uns manient leurs scies et leurs haches hors compétition. Mais une grande partie travaille tout de même dans le milieu du bois, qu'ils soient technicien forestier ou acheteur pour des scieries. Coupe en brosse et marcel noir, Matthias, membre du Gil's Axeman Club depuis deux ans, est lui chauffeur poids lourds et mécanicien. Il est venu au bûcheronnage par Gilles, qu'il côtoyait dans son garage et à la salle de sport : «J'ai toujours aimé les tronçonneuses, les haches. Ça permet de réaliser un rêve d'enfant.»

La dernière épreuve du concours est la discipline reine : le springboard. Le but est d'abattre une bille placée au sommet d'un tronc de plus 2 mètres. Pour y accéder, l'athlète grimpe en s'aidant de deux planches qu'il cale dans des entailles de 10 centimètres de profondeur réalisées à la hache. L'une, puis l'autre. La technique vient du début du XXsiècle en Amérique du Nord, quand les bûcherons devaient s'élever pour abattre des arbres multicentenaires dont le diamètre à la base était trop large. Gilles Giguet est l'une des références sur cette épreuve : en 2012, lors d'un championnat en Allemagne, le Savoyard est monté à 53 mètres, en 1 h 15, pour décrocher le record du monde. A Manigod, il fait à nouveau étalage de son agilité en allant dégommer la bille en à peine plus d'une minute. De quoi remporter le tournoi, une fois encore.

A la remise des prix, chacun repart avec son lot : 550 euros pour le gagnant, 450 pour le suivant puis des paniers garnis, du reblochon ou une guillotine à saucisson. La compagne de Matthias feint l'énervement : «C'est la troisième cafetière qu'il me ramène !» Comme dans tous les sports encore confidentiels, l'ambiance est plutôt à la camaraderie qu'à la rivalité. «Et contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce n'est pas du tout un milieu macho», assure Nicole Giguet, qui aide son mari à organiser les concours. Les compétitions féminines se développent de plus en plus. Tout de même, certaines restent désabusées devant le spectacle viril. Regardant son Hercule jouer les prolongations en participant à une compétition amicale de lancer de bottes de paille, une des compagnes lâche : «Pff, encore un concours de bites.»

Les six disciplines

Underhand chop. Les deux pieds sur un tronc de 32 cm d'épaisseur, les sportifs doivent le trancher le plus rapidement possible à coups de hache.

Standing block chop. Le plus proche de l'abattage traditionnel : une bille de bois d'un diamètre de 30 cm, placée à la verticale, doit être tranchée latéralement le plus vite possible.

Springboard. L'épreuve la plus spectaculaire. L'athlète doit caler deux planches dans un tronc placé verticalement avec des entailles, pour aller fendre une bûche placée au sommet, à la verticale.

Single buck. Le bûcheron scie un disque de 46 cm sur un tronc posé horizontalement avec une scie passe-partout de 2 mètres de long.

Stock saw. A l'aide d'une tronçonneuse Stihl, les sportifs doivent réaliser deux tranches en forme de disque (appelées «cookies») sur une zone de 10 centimètres.

Hot saw. Avec des tronçonneuses super puissantes de 27 kilos dont la chaîne tourne à une vitesse de 240 km/h, le but est de scier trois disques complets, cette fois sur une zone de 15 cm.