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Libération
Libé des forêts

Crimes : Promenons-nous dans les bois pendant que le loup n’y est pas

Affaire Daval, disparus de Fontainebleau, Fourniret… Ces faits divers, comme de nombreux contes, alimentent les fantasmes et la peur d’une forêt comme lieu privilégié de la sauvagerie et du meurtre.
En 2004, lors de fouilles pour retrouver le corps de deux victimes de Fourniret, alias «le Forestier des Ardennes». (Photo Philippe Huguen. AFP)
publié le 26 août 2019 à 20h26

Impénétrable et obscure, la forêt est d'abord cet espace où les êtres égarent leur imaginaire. «[Les forêts] sont l'envers de la clairière, autour duquel l'Occident a inventé l'idée de paysage, et nous font projeter, en somme, dans les ombres sylvestres, nos plus profondes peurs», écrivait feue la psychanalyste Anne Dufourmantelle dans la Sauvagerie maternelle. Dès l'enfance, on nous conte l'abandon du Petit Poucet par ses parents miséreux. Un sort partagé par Hansel et Gretel. Tour à tour royaume des hors-la-loi, espace privilégié du parcours initiatique, lieu hanté ou enchanteur…, l'univers sylvestre charrie foison de légendes et de polars, de Brocéliande aux aventures de Robin des bois en passant par le cinéma de Blair Witch ou la Cabane dans les bois. Des bois qui abritent des arbres crochus devenus mains, des sorcières, des créatures telles Ortic, monstre «dévoreur d'enfants perdus» tout en racines et feuillage, dans l'Arbre sans fin de Claude Ponti. Où Blanche-Neige est-elle emmenée par le chasseur chargé de la tuer ? Au cœur du bois.

Aimant à bandits ?

«La forêt est toujours un lieu de confusion, d'erreur et d'errance», disait dans un entretien à Books Robert Harrison, auteur de Forêts - Promenade dans notre imaginaire. Sur les 500 millions de visites annuelles, la majorité des Français ne s'éloignent pas à plus de cinquante mètres de leur véhicule : «Ça traduit la peur de se perdre. Aujourd'hui, 80 % des gens vivent en ville. Ils ont perdu ce contact quotidien avec la forêt qui existait encore au début du siècle dernier, et nous la rend désormais lointaine et mystérieuse», estime Philippe Canal, du Syndicat national unifié des personnels des forêts et de l'espace naturel (Snupfen).

Prenons le tableau Gas d'Edward Hopper : un homme seul à une station-essence, un bois en arrière-plan. «Rien ne se passe, et pourtant, on est comme en attente. La présence des arbres crée ce sentiment étrange qu'il va se produire quelque chose. La forêt, ultime espace sauvage nous entourant, est le lieu du fantasme», analyse Patrick Avrane, auteur de Faits divers- Une psychanalyse.

Les gros titres des faits divers participent sans aucun doute à exacerber cette pointe d'appréhension accompagnant une balade sous les arbres. Dans les faits, les bois sont-ils un aimant à bandits et tueurs en série ? Si, en France, le lieu de chaque infraction est recensé, il n'existe pas de données spécifiques sur les faits commis en forêt. Mais «l'image d'Epinal du corps enterré en pleine nuit, de la joggeuse agressée ou la crainte de la mauvaise rencontre ne sont jamais loin», analyse un haut gradé de la gendarmerie. Dans l'affaire Daval, le mari d'Alexia (dont le corps a été retrouvé partiellement brûlé en forêt) avait d'ailleurs fait croire que la jeune femme avait disparu «pendant son jogging»… avant d'avouer son meurtre.

Si la crainte de la sylve abrite son lot de grosses affaires - les disparus de Fontainebleau, Michel Fourniret dit «le Forestier des Ardennes», Jean-Pierre Treiber alias «l'homme des bois»… -, les zones boisées ne sont pas plus criminogènes qu'ailleurs au regard de leur étendue, tempère ce spécialiste des affaires criminelles. De fait, «on n'y croise pas beaucoup de personnes, ni de biens.» Donc de victimes ou de butins potentiels. Le milieu présente tout de même un avantage : son isolement. «C'est plus souvent un endroit où on va cacher son crime que le commettre, commente Patrick Avrane. On pense que là où il y a de la sauvagerie, celle-ci ne se voit pas.»

Traces

Dissimuler un corps, une voiture ou un butin après un braquo, des armes… ou se cacher soi-même. En 1995, c’est dans une forêt de la périphérie lyonnaise que Khaled Kelkal s’est planqué. Jusqu’à ce qu’un amateur de champignons débusque le terroriste en treillis, au hasard de sa cueillette matinale. Un siècle et demi plus tôt, c’est dans les taillis normands que Pierre Rivière, venant d’égorger sa mère, sa sœur et son frère à la serpe, trouva refuge, vivant de racines et d’herbes. Se cacher aussi pour mourir, comme au pied du mont Fuji, où la forêt d’Aokigahara accueille hommes et femmes venus se donner la mort.

Mais si la densité de la forêt s'avère propice à la dissimulation, la voilà de plus en plus anthropisée. Fréquentée par promeneurs, chasseurs, joggeurs et gardes champêtres. «On peut difficilement y faire quelque chose sans que les gens autour finissent par s'en apercevoir. En France, il ne reste pas une parcelle non investie. On peut s'y croire caché de tout, mais ce n'est pas le cas», assure Philippe Canal, du Snupfen. Surtout, entre son humidité et son sol meuble, la forêt laisse des traces. De pas, de pneus, d'odeurs. Ainsi, «quasiment 80 %» des dossiers criminels de Valérie Gouetta, géologue à l'Institut national de la police scientifique (INPS) de Toulouse, ont eu lieu en zone forestière ou rurale. Son rôle ? «Faire parler les sols» : sable, résidus de terre, graviers… «Le sol d'une forêt est un substrat qui évolue, a sa propre signature», explique cette experte qui procède par comparaison pour s'attacher à dire, par exemple, si un individu était présent à tel endroit ou pas.

Autre indice : les insectes. «Dans une forêt, les premières pontes interviennent dans les cinq minutes», indique Jacques Antoine, entomologiste au sein de l'INPS à Marseille, dont le travail consiste à dater la mort grâce à l'étude des bestioles nécrophages. «Je me souviens d'une forêt où il n'avait pas plu depuis des mois : le corps était quasi momifié et on n'y trouvait pas les insectes classiques. J'ai d'abord cru que la victime avait été déplacée.» Depuis dix ans, ce spécialiste a dû s'adapter, les insectes des milieux secs remplaçant les habitués de nos bois humides et «les cadavres ne se dégradant plus de la même manière». Conséquence inattendue du réchauffement climatique.