Le pied rencontre une branche morte, la franchit et se libère des plantes enchevêtrées. Au bout de plusieurs minutes, le pas se fait plus assuré. L’homme aux yeux bandés fonce droit sur un tronc d’arbre. Alerté par le renflement des racines sous ses pieds, l’odeur verte de l’écorce, il change de direction juste avant de se cogner la tête. Son binôme, qui s’apprêtait à frapper dans ses mains pour lui indiquer le danger, sourit. Cet exercice est le dernier du «bain de forêt» organisé par l’association Dryade lors d’un chaud dimanche d’été. Voilà six heures que les sept participants, quatre hommes et trois femmes, sont immergés au cœur du magnifique massif de Saoû, dans la Drôme.
Paisible et à la mode
Le rendez-vous a été donné à l'entrée d'un sentier à 10 heures. Chaussures et pantalons de marche, tee-shirts à manches longues ne sont là que pour se protéger de l'humidité, des tiques et des égratignures. Car il ne s'agit pas ici de randonnée mais d'expérience sensorielle. Pascale Laussel, fondatrice de Dryade, donne les consignes : téléphone coupé, pas de montre ni de bavardages. Et, entre chaque atelier, un bref retour d'expérience. Elle invite chacun à se présenter et à dire «comment il va». «Je me sens très bien, j'ai hâte de découvrir», s'enthousiasme un garçon. «Je me sens moyen», euphémise un autre. Une jeune femme énergique évoque le «stress intense» dû à son travail. Un garçon aux cheveux longs parle de son «bonheur» qui cohabite avec une «grande tristesse». Presque tous ont autour de 25-30 ans. Si certains sont venus découvrir un loisir paisible et à la mode, d'autres ont des objectifs thérapeutiques.
Cela fait belle lurette que l'humain prend plaisir à se promener en forêt. Mais ce n'est que dans les années 80, au Japon, que les shinrin yoku (littéralement «bains de forêt») ont été théorisés, et leurs bienfaits validés scientifiquement. Baisse du stress, de la tension artérielle et du taux de glycémie, effets positifs sur la mémoire et la santé cardiovasculaire, système immunitaire renforcé… La balade en forêt, ou plutôt l'immersion au milieu des phytoncides, ces molécules rejetées par les arbres, a alors connu un essor spectaculaire. En 2018, des dizaines de parcours ont été créés au Japon. Parallèlement, des thérapeutes de tout poil se sont mis à organiser en Occident des séances de «câlins» aux arbres, une pratique décriée pour les risques de lésions dermatologiques.
«Ce n'est pas notre proposition», nous avait prévenue l'organisatrice. Pascale Laussel n'a pas toujours été un elfe des forêts. Cette économiste a fait durant dix ans des statistiques pour une agence de pub parisienne avant de chercher à se rapprocher des éléments. Avec un marin qui rêve de revenir à la terre, elle découvre le Réseau pour les alternatives forestières, association qui milite pour une «forêt vivante et habitée», et s'installe dans la Drôme. Elle fait depuis de la gestion forestière écologique et solidaire, construit des yourtes, anime un atelier pour enfants dans les bois, propose des formations de bûcheronnage doux, de vannerie sauvage, organise des nuits «seul dans la forêt» pour vaincre la peur. Et donc les bains de forêt. «Faire payer pour cela, ça me faisait bizarre. Et puis j'ai réalisé que les gens avaient besoin d'être accompagnés, rassurés. Ce n'est pas si évident d'entrer en contact avec la forêt par les sens», explique la jeune femme, auteure de deux ouvrages (1).
Le premier exercice est une marche lente, à distance des autres. Le corps s'alentit aussitôt, les sens s'éveillent, le temps devient élastique. Lors du débriefing, chacun résume ses impressions. Curieusement, elles sont différentes. Un garçon confie avoir pleuré. Une femme a eu du mal à trouver ses appuis, dit que «ce n'était pas très agréable». L'animatrice prévient : il y aura durant cette journée des moments «ennuyeux» ou «agaçants», «mais c'est normal, il faut juste les laisser passer».
Différents exercices au contact de la nature sont proposés par Pascale Laussel dans la forêt de Saoû. Photo Marine Lanier
Devenir géant ou lilliputien
On pose nos sacs pour s'entraîner au pas du renard, une manière souple et discrète de dérouler le pied. Le but est d'arpenter les bois jusqu'à ce que retentisse le «cri du loup». Il faut alors répondre en écho, pour prévenir les plus éloignés et indiquer notre position. Lorsqu'on entend le «houhou», on s'aperçoit que l'on est plus loin que l'on pensait, désorientée. Soudain la forêt magique, aux nuances infinies de vert et aux mousses duveteuses peuplées d'insectes lumineux, devient hostile, les ronces agrippent le pantalon, les trous et les troncs se jettent sur notre trajectoire, le cœur s'emballe. Jusqu'à ce qu'on repère le sac de Pascale, accroché à une branche comme un phare dans la nuit. Un jeune homme revient plus tard encore, secoué après s'être égaré : «On panique vite, quand même», souffle-t-il. Il n'y a pas de danger, le bois est encadré par un champ et deux routes, la lisière est toute proche. Mais la peur de se perdre est forte.
Les exercices sensoriels s'enchaînent. On apprend à prêter l'oreille aux bruits, moteurs lointains ou oiseaux proches. Puis on tourne son attention vers le toucher. La terre est plus ou moins meuble sous nos pieds, les feuilles douces dessus et piquantes dessous. Quand c'est le tour des ombres, le regard plonge dans un orifice sombre et habité, ou se lève vers les flèches de lumière qui traversent la canopée. On se sent devenir géant ou bien lilliputien. Chaque sens qui s'ouvre s'ajoute aux autres, on perçoit mieux les sons, les couleurs, la présence des animaux. L'odorat est une jouissance nouvelle. On s'agenouille pour respirer l'humus, on écrase des feuilles entre ses doigts. Les odeurs, ou leur absence, sautent aux narines. Un homme aux longs cheveux blonds parle carrément d'une «explosion de plaisir» en goûtant des fraises des bois, un autre a découvert qu'il était «fasciné par les matières en décomposition, leur odeur, leur élasticité». «Ça fait peur, non ?» lance-t-il en riant. Une jeune femme est radieuse : «Je me suis approchée d'un tronc et soudain j'ai senti l'odeur de mon père, qui était bûcheron. Cela a été une émotion énorme.»
La parole est rare et réfléchie, les rires jamais moqueurs, chacun joue le jeu. L’esprit se vide, l’agitation quotidienne semble lointaine et vaine. Notre guide nous invite à chercher un endroit où on se sent bien, et à y rester une demi-heure. Seul à regarder les bulles dans l’eau claire d’un ruisseau ou bien perché dans un arbre, tous les sens en éveil, le temps passe vite. Certains se sont assoupis, d’autres abîmés dans l’observation des manœuvres d’une araignée sur sa toile. C’était le dernier exercice du matin. Un peu sonnés, on se regroupe pour partager le pique-nique, à même le sol.
«Pas trop sérieux non plus»
«Ce qui est dommage avec la vision japonaise de la sylvothérapie, c'est qu'elle se base uniquement sur une approche scientifique. Or l'exploration sensorielle a quelque chose de très intime. La forêt, même si elle n'est pas naturelle, est un milieu autonome. S'y plonger, c'est une rencontre avec soi-même dans l'altérité. Il y a quelque chose de spirituel, dit Pascale Laussel. Le désir de retrouver le lien perdu est très fort, surtout chez les néoruraux ou les citadins. En Allemagne, plus de mille "écoles de forêt" ont déjà ouvert.»
L'après-midi se termine avec des activités moins contemplatives, comme mimer les formes des arbres. Emportés par le jeu, on oublie un peu la consigne de silence. «C'est bien que ce ne soit pas trop sérieux non plus», se félicitera une participante. Tout le monde prend la parole une dernière fois. La plus âgée est enchantée d'avoir «bravé les interdits de l'enfance, taché [s]on pantalon, respiré la terre». L'un s'est rendu compte qu'il avait, en marchant les yeux bandés, «brassé de l'air inutilement» : «J'ai réalisé que c'est un peu ce que je fais dans la vie en général.» Un autre a pris la décision de «partir seul quelques mois».Les Japonais ont calculé que vingt minutes de bain de forêt suffisent par semaine pour en ressentir les bienfaits. Après ces six heures d'immersion, ceux qui étaient déprimés se sentent bien. Ceux qui avaient le cœur léger sont euphoriques. Le temps est venu de revenir à la lumière. A regret.
(1) Vivre avec la forêt et le bois (éditions Relier, 2014) et Agir ensemble en forêt (éditions Charles Léopold Mayer, 2018).