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portrait

Claude Gruffat, eurobio

Fils d’agriculteurs, l’ancien PDG de Biocoop est désormais eurodéputé Europe Ecologie-les Verts, sur liste d’attente jusqu’au Brexit.
Claude Gruffat à Paris, le 11 juillet. (Photo Sabrina Mariez. Hans Lucas)
publié le 27 août 2019 à 17h56

Le cul entre deux chaises. Claude Gruffat est un eurodéputé «fantôme». Il a décroché un siège aux élections de mai mais ne peut pas encore l'occuper. Les Britanniques doivent d'abord faire de la place au Parlement européen en actant leur divorce avec l'UE prévu pour la fin de l'année. Chose que Claude Gruffat ne souhaite pas. «J'ai des projets et des convictions à porter, mais je considère que le Brexit serait une erreur de l'histoire de l'Europe. Les fondateurs ont essayé de construire des ponts. Aujourd'hui, nous avons une génération de politiques qui construit des murs», se désole-t-il.

Dans son appartement du XIVe arrondissement de Paris, devant un verre d'eau pétillante faite maison pour éviter les bouteilles en plastique, il raconte suivre l'installation de ses colistiers au Parlement, un peu en retrait. On le tient au courant des avancées. L'entre-deux est inconfortable. Après quinze ans à la tête de Biocoop, le PDG a quitté son poste et ses 8 300 euros mensuels en mars pour la campagne des européennes. Manière d'aller plus loin dans son «parcours d'entrepreneur militant». Avec Europe Ecologie-les Verts (EE-LV), forcément. «Je n'ai jamais voté autrement.» Il a eu du flair. Treizième sur la liste menée par Yannick Jadot, il est le dernier élu. Deux ans que la politique lui trottait dans la tête, après un premier pas lors des législatives, pour lesquelles il a été suppléant d'une candidate verte dans l'est de la capitale. Bien sûr, le gouvernement actuel, taxé d'«incohérent», n'a pas ses faveurs. Il se dit «choqué» de la signature des traités de libre-échange Mercosur-UE et Ceta, «dont on connaît les conséquences néfastes pour le climat». La baisse de fertilité des sols, le bétonnage, la préservation insuffisante des biens communs que sont l'air et l'eau l'inquiètent. Il sanctionnerait lourdement ceux qui ont trafiqué les moteurs des voitures. Il se verrait bien à la commission de l'agriculture du Parlement. Des projets ? Lever les freins réglementaires qui entravent le développement du vrac et aller vers plus de transparence : «L'étiquetage alimentaire est tellement bidonné, tellement incompréhensible pour le consommateur, qu'il y a urgence.» Il voudrait aussi que les pesticides présents dans les produits soient signalés. Que des idées très Biocoop-compatibles. Il parle d'ailleurs de l'entreprise comme s'il était toujours à sa barre.

Sa voix ne porte guère. Le sexagénaire a les joues, la moustache et les lunettes rondes. Et la nature dans les tripes. Ce fils d'agriculteurs a d'abord passé un BTS en gestion dans l'espoir de reprendre la petite exploitation laitière familiale en Haute-Savoie. Un échec, à cause des relations compliquées avec le paternel. Alors, il devient conseiller agricole. L'expérience est traumatisante : «Je retrouvais dans mon bureau des dossiers d'agriculteurs en difficulté, des jeunes que j'avais vus s'installer quelques années plus tôt et qui avaient ruiné leur ferme parce qu'on les avait embarqués dans de la production industrielle. Ça se terminait souvent très mal. Certains finissaient au bout d'une corde dans la grange.»

Il abandonne son travail, mais pas l'agriculture. Puisque le conventionnel détruit les hommes et leur environnement, existe-t-il d'autres modèles ? Il rencontre des pionniers bio, rares dans les années 80. «A l'époque, la qualité de la production était assez catastrophique, la pertinence économique n'était pas prouvée, mais la façon dont ces paysans me parlaient de leur terre, de la qualité de l'alimentation qu'ils recherchaient, m'a touché. Cela résonnait avec l'agriculture de mon enfance, en semi-montagne, très dépendante des cycles de la nature.» Sa révélation pour le «sans pesticides» laisse son entourage perplexe. «Mes parents n'ont jamais compris ma démarche "antiprogrès"», regrette-t-il.

Il rejoint un groupement d'achat bio à Blois. Le projet se transforme en magasin spécialisé. Le consommateur passe de l'autre côté de la caisse et devient gérant. Un an plus tard, il découvre l'existence de Biocoop et intègre le réseau de magasins indépendants. L'ascension se poursuit jusqu'au sommet. Le chef veille à fédérer les troupes, contribue à bâtir une image cohérente et engagée : pas de bouteilles d'eau en plastique, pas de tomates importées en hiver, pas de serres chauffées… Le cahier des charges est des plus stricts. Mais il n'empêche pas les couacs. Cet été, le Canard enchaîné a révélé un document interne mentionnant des doutes sur un grossiste espagnol, soupçonné de tromperie sur les avocats en 2018. Claude Gruffat assure que les deux fournisseurs soupçonnés ont été écartés. L'enseigne est devenue numéro 1 du secteur en France et pèse désormais 1,21 milliard d'euros de chiffre d'affaires. Comment s'assurer que certains des 600 magasins n'essaient pas de filouter ? «Tous ceux qui ont essayé ont été exclus», réplique Gruffat. Il milite pour «la bio», la vraie, philosophie attentive à préserver les sols, la biodiversité, la saisonnalité et la dignité des hommes qui produisent notre alimentation. La biodynamie, méthode qui suit les cycles de la Lune, trouve aussi grâce à ses yeux : «Ce n'est pas parce qu'on ne l'explique pas scientifiquement que ça n'existe pas !» Lui est allé jusqu'à fabriquer des élixirs floraux, supposés rétablir les équilibres émotionnels. Inspiré par le livre de l'historien israélien Yuval Noah Harari, il ne dit pas «nous, les hommes» ou «l'être humain», mais «Sapiens». Une façon d'observer notre drôle d'espèce «tel un animal, de prendre du recul sur son fonctionnement et sur la manière dont il est en train de manger sa planète».

Aujourd'hui, il n'est plus que sociétaire Biocoop, avec son magasin de Blois. Il vit là-bas en attendant que la situation se débloque au Parlement, où il gagnerait 8 700 euros. Au fond de son jardin, les abeilles butinent. L'apiculteur amateur a été piqué par la passion à 16 ans, quand son grand-père lui a offert deux ruches. Un de ses quatre enfants et son frère en ont fait leur métier. Pas le temps pour d'autres occupations. «Il est hyperactif, a une sacrée force de caractère et voit toujours plus loin», explique sa femme, Inès, naturopathe et masseuse, avec qui il a recomposé une famille. Elle ajoute : «Il est un soupçon complexé de ne pas avoir un parcours universitaire. Il se pense incapable de comprendre une œuvre d'art.» Végétarien pendant sept ans dans les années 90, cet incollable sur la nutrition a finalement renoncé après être «tombé d'épuisement» : «J'ai un mode de vie trop trépidant pour me passer de cette énergie facile qu'est la viande.» Pour les vacances en revanche, il est plutôt slow. Pas de grands voyages à l'autre bout du monde. Cet été, c'était un tour d'Ecosse au volant de sa voiture hybride.

1957 Naissance à Rumilly (Haute-Savoie).

1993 Ouvre son magasin bio à Blois (Loir-et-Cher).

2004 PDG de Biocoop.

Mars 2019 Quitte l'entreprise pour faire campagne avec EE-LV.

26 mai 2019 Elu eurodéputé.