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Libération
Enquête

Ruraux et urbains en campagne, pas en guerre

Très visibles ces derniers mois, les plaintes de néoruraux à l’égard du prétendu vacarme de la nature révèlent bien plus une intolérance croissante entre riverains qu’un clivage entre habitants des villes et habitants des champs.
Les signalements des conflits de voisinage augmentent, mais pas seulement à la campagne. (Photo Plainpicture. Mia Takahara)
par Valentine Watrin
publié le 28 août 2019 à 20h06

Débarqués en nombre dans les campagnes, les citadins œuvreraient sournoisement à établir sur terre le règne du grand silence. Le chant du coq est-il en train de devenir le chant du cygne ? C'est ce que laissent penser les derniers affrontements abondamment commentés depuis quelques mois : un coq condamné en justice pour son chant trop matinal (Maurice en Charente-Maritime, mais aussi un autre dans l'Oise), une propriétaire de canards appelée à comparaître mardi au tribunal de Dax (Landes) pour nuisances sonores, des grenouilles menacées de disparition par des voisins belliqueux (en Gironde), des cigales dans le viseur de vacanciers munis d'insecticide (dans le Var et le Gard). A l'origine de ces plaintes, toujours le même profil, disent les concernés : des touristes ou des «néoruraux» fraîchement exilés hors des villes et déroutés par les aléas de la vie à la campagne.

Révolté par ce qu'il perçoit comme une lame de fond, le maire d'une petite commune du Gard (Saint-André-de-Valborgne) a fait installer à l'orée du village un panneau entendant indiquer aux visiteurs que la campagne, on l'aime ou on la quitte : «Attention village français, y lit-on en caractères bleu-blanc-rouge. Vous pénétrez à vos risques et périls. Ici nous avons des clochers qui sonnent régulièrement, des coqs qui chantent très tôt, des troupeaux qui vivent à proximité. Si vous ne supportez pas ça, vous n'êtes pas au bon endroit.» Postée sur Facebook, la photo de l'écriteau fait exploser le compteur du nombre de partages et voit défiler les commentaires de soutien face à ces «nouveaux ruraux qui ne comprennent rien à la campagne et feraient mieux de rester chez eux avec leurs klaxons et leur air pollué». Mais sur quoi repose ce clivage présumé ? Interrogé par Libération sur ses motivations, l'élu de Saint-André-de-Valborgne évoque un vague souvenir de touristes s'étant plaints, il y a un an ou deux, des aboiements d'un chien avant de rebrousser chemin. Pas de conflit majeur donc.

«Des histoires qui font rire»

Il demeure que le monde rural se sent menacé par la déferlante citadine : depuis plusieurs semaines, le maire de Gajac, en Gironde, se bat, lui, pour faire inscrire les bruits de campagne au patrimoine mondial de l'Unesco. «La ruralité n'est plus assez valorisée, déplore-t-il. Mon initiative répond à un sentiment général, à une impression.» De fait, quand on le questionne, Bruno Dionis du Séjour n'a pas souvenir d'altercations avec des urbains venus mettre en danger le patrimoine de sa région. Alors pourquoi se prémunir contre des velléités supposées ? «Quand je lis les journaux ou regarde des émissions, je vois que de plus en plus de gens de la campagne sont traînés en justice par d'autres venus de l'extérieur. Mais c'est vrai que ça répond juste à un sentiment.»

D'après Pierre-Marie Georges, docteur en géographie et chargé de mission auprès du directeur de l'Association des maires ruraux de France, ce prétendu conflit n'est qu'un écran de fumée : «On fait souvent un totem de l'opposition entre les nouveaux ruraux et les anciens ruraux alors que, dans l'immense majorité des situations, la cohabitation se passe bien, les gens ont envie de vivre ensemble et de travailler collectivement.» Si les procès intentés aux ruraux pour coqs qui chantent trop tôt ou cloches qui sonnent trop fort sont séduisants sur le papier (journal), ils ne représentent aucun phénomène de société. «Ce sont des histoires qui font rire mais le clivage ne tient pas puisqu'il n'y a pas d'arrivée massive des citadins à la campagne et donc pas deux populations distinctes», pointe André Torre, économiste et directeur de recherche à l'Inra. «Ces épisodes sont très marquants car ils font appel à des symboles très forts du patrimoine comme les coqs ou les cloches, mais ce ne sont pas pour autant des phénomènes répandus», abonde Greta Tommasi, maîtresse de conférence en géographie au laboratoire Geolab de l'université de Limoges et autrice d'une thèse sur la gentrification rurale.

Plutôt que de placer la focale sur les seuls territoires ruraux, André Torre invite à considérer un phénomène plus large, observable à l'échelle du pays : la hausse des conflits d'usage de voisinage, ou du moins de leur expression. Marie-Jeanne Béguet, maire de Civrieux, une petite commune périurbaine au nord de Lyon, en est persuadée : «Ceux qui ronchonnent pour les bruits de campagne sont les mêmes que ceux qui se plaignent du bruit en ville. S'ils ne ronchonnaient pas pour ça, ils ronchonneraient pour autre chose !» Les bruits de basse-cour ont remplacé ceux des pots d'échappement.

A défaut de disposer de statistiques officielles sur la question – «personne n'a envie de mener une enquête nationale sur le nombre de conflits qu'il y a en France», plaisante André Torre –, l'économiste a constitué sa propre base de données sur les conflits de voisinage. Il s'est appuyé sur trois sources d'information : les procès déclarés, les articles parus dans la presse quotidienne régionale et les enquêtes de terrain qu'il a lui-même menées au cours de sa carrière. Résultat : les signalements des conflits de voisinage augmentent en France depuis plus de quinze ans. «On peut l'expliquer par trois hypothèses : d'abord par la judiciarisation de la société, qui se traduit depuis une vingtaine d'années par un recours de plus en plus fréquent aux tribunaux dès qu'un problème se manifeste. On peut aussi s'intéresser au morcellement des espaces périurbains et ruraux car, il y a 150 ans, la campagne était essentiellement dédiée à l'activité agricole alors qu'aujourd'hui, les usages du territoire sont de plus en plus variés. Ça peut générer des oppositions, des incompréhensions. Enfin, on peut estimer que le développement des infrastructures et des industries génère de plus en plus de nuisances et donc favorise la conflictualité.»

«Interroger la tolérance de chacun»

Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que l'on monte en épingle une prétendue hostilité entre urbains et ruraux : «Ce phénomène a déjà une historicité et un terreau favorable, note André Torre. Dans les années 70 et 80, on observait un phénomène similaire de retour à la terre de gens qu'on appelait déjà néoruraux et qui quittaient les métropoles pour le Larzac ou pour le Lubéron. Ce qu'on observe aujourd'hui n'est pas nouveau.»

A France Nature Environnement, on préfère prendre le problème à l'envers : «La question que posent les procès liés aux bruits de campagne ne doit pas être pensée en fonction du lieu d'habitation d'origine. Peu importe l'endroit d'où l'on vient et si l'on est un rural ou un citadin, il faut plutôt interroger la tolérance de chacun et sa capacité à accepter la biodiversité ! insiste Stéphanie Morelle, chargée de mission au réseau biodiversité de l'association. Notre expérience avec les espèces protégées montre d'ailleurs que les conflits ne se font pas forcément entre ruraux ou néoruraux mais tout simplement entre voisins qui, peu importe d'où ils viennent, vont traîner en justice le propriétaire d'un troupeau dont les vaches font trop de bruit ou saccager les nids d'hirondelles sur les façades mitoyennes car leurs déjections deviennent gênantes.»

Si les ex-urbains ne sont pas aussi véhéments que la rumeur veut le faire croire, déménager à la campagne s'accompagne malgré tout de son lot d'idées reçues et, parfois, de déceptions. La géographe Greta Tommasi l'a observé dans ses travaux : les habitants des villes ont souvent de la ruralité une image d'Epinal. «On retrouve chez une partie des nouveaux habitants une vision idéalisée du retour au vert, concède-t-elle. Ils s'imaginent parfois un endroit très calme, teinté d'un imaginaire bucolique, mais la nature n'est pas que ça. C'est un endroit de repos certes, mais c'est aussi un espace vécu et un lieu de travail.»

Alors parfois, à la découverte de la nature, c'est le grand frisson. Depuis le village des Molières, dans l'Essonne, le maire Yvan Lubraneski s'en amuse : «Au début, certains parents viennent nous voir en paniquant car ils découvrent des chenilles processionnaires dans la cour de l'école ou parce que leur enfant revient avec une tique ! Il suffit de se montrer patient, d'expliquer que c'est normal, et le plus souvent les gens finissent par s'habituer. La campagne n'est pas un décor, il faut en accepter les avantages et les inconvénients.»

Autre catalyseur de désillusion : le difficile accès aux services. «C'est très présent en zone périurbaine, note le maire des Molières. Les riverains sont très exigeants, ils veulent du calme, loin du tumulte de leur lieu de travail, mais attendent en même temps des activités et des infrastructures de métropole. C'est la limite de la logique de périurbanisation qui se mue parfois en démarche dortoir.» Depuis Civrieux, dans l'Ain, Marie-Jeanne Béguet confirme : «Il y a un effet de déception pour certains car des inconvénients existent et ce ne sont pas toujours ceux que les nouveaux arrivants avaient imaginés.» Au premier chef, l'inégal accès à la fibre, les zones blanches, et surtout la part des déplacements dans le budget et dans l'emploi du temps. «C'est précisément le point de départ de la crise des gilets jaunes», souligne l'élue.

Installée aux Molières depuis trois ans avec son mari et ses deux enfants, Morgane le constate tous les jours : la vie au vert est un luxe quand on est autonome. «Pour nous, c'est le paradis car on a chacun notre voiture. C'est pour ça que l'on ne souffre pas du manque de transports, reconnaît l'ex-citadine. Sinon, pour aller au boulot, il faut faire du covoiturage, prendre trois bus différents, c'est la grosse galère. C'est sûrement pour ça que la commune n'arrive pas à recruter dans le périscolaire. Sans voiture, c'est l'isolement.»