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Guerre des box : Orange coupe le signal à BFM TV

Dans la foulée de Free, l'opérateur historique a cessé jeudi matin de diffuser les chaînes du groupe Altice. Un bras de fer dans lequel se joue l'avenir du modèle des chaînes gratuites.
Stéphane Richard le 9 juillet pendant le procès Tapie. (Photo Thomas Samson. AFP)
publié le 5 septembre 2019 à 12h37

Après Free la semaine dernière, Orange passe en mode écran noir pour les chaînes BFM TV, RMC Découverte et RMC Story. Depuis ce matin et faute d'être parvenu à un accord avec leur propriétaire Altice (par ailleurs actionnaire de Libération), l'opérateur télécoms a «momentanément» cessé leur diffusion. Le couperet aura donc été immédiat après l'expiration de l'accord entre les deux parties qui arrivait à échéance le 4 septembre à minuit. Orange avait pris les devants et prévenu en début de semaine ses 11,8 millions d'abonnés qu'elle pourrait être amenée à leur couper très rapidement l'accès à la première chaîne d'information en continu. Un risque lié à la volonté du groupe Altice, se justifiait l'opérateur, de «modifier profondément les conditions de distribution par Orange de ses chaînes de la TNT gratuite et de leur replay». De quoi amputer très significativement l'audience de ces chaînes qui vivent aujourd'hui quasi exclusivement de la publicité et viennent de perdre après les 6,4 millions d'abonnés de Free il y a une semaine, leur plus gros pourvoyeur de trafic depuis les box TV.

Ce conflit entre opérateurs de réseaux et de contenus qui appartiennent parfois aux mêmes groupes – c’est le cas d’Altice, propriétaire de SFR et de BFM et de Bouygues, qui détient le groupe TF1 et l’opérateur Bouygues Telecom – ne date pas d’hier. Depuis 2016, les groupes télévisuels font le forcing pour se faire rémunérer pour la diffusion de leurs chaînes via les box des fournisseurs d’accès internet. Elles estiment que ces derniers font de leurs offres «triple play» (combinant internet, téléphone et télévision) un argument commercial pour attirer les abonnés et doivent en conséquence rétribuer ces fournisseurs de contenus. Mais du côté des opérateurs, on estime qu’il n’y a pas de raison de payer pour des chaînes gratuites par ailleurs, pour lesquelles les groupes télévisuels ne payent pas l’usage des fréquences, à la différence des opérateurs télécoms pour le mobile.

Le prix de la diffusion

Le groupe TF1 avait déjà essuyé les plâtres, ferraillant avec les opérateurs et en particulier Orange, avant de finalement signer avec ce dernier puis SFR (filiale d’Altice) et Free (groupe Iliad) ainsi que Canal+, également concerné. M6 avait fait de même dans la foulée. Altice de son côté a mis en place une rémunération de ses chaînes avec Bouygues Telecom et SFR, qui lui appartient, ce qui facilite grandement les choses. Mais il lui restait à faire de même avec Iliad dont le contrat a expiré en mars dernier et Orange.

Dans le cas d'Iliad, les deux parties s'étaient mises d'accord sur un montant, estimé à 4 millions d'euros par an selon Altice et nettement moins selon Iliad. Les divergences qui ont abouti à l'écran noir actuel ont porté sur ce que recouvrait cet accord. Pour Altice, ce montant aligné sur les autres contrats signés avec SFR et Bouygues Telecom inclut la diffusion des chaînes mais surtout les services à valeur ajoutée comme la télévision de rattrapage («replay»), la vidéo à la demande ou les programmes en avant-première. Mais pour Iliad, s'il est normal de payer pour des services à valeur ajoutée, la rémunération des chaînes gratuites ne se justifie pas. La maison mère de Free juge que l'option «replay» peut se monnayer lorsqu'il s'agit de programmes de divertissement mais qu'elle n'est d'aucune utilité dans le cas de chaînes d'information en continu comme BFM TV. Autant de différends qui n'ont pu être surmontés à ce jour et ont amené Free à couper le signal des trois chaînes d'Altice sur ses box afin de ne pas prendre le risque d'être condamnés pécuniairement en justice devant laquelle Alain Weill, le PDG d'Altice et fondateur de BFM, avait assigné l'opérateur.

Orange campe lui aussi ferme sur ses positions. S’il n’est pas hostile au principe de rémunérer les chaînes de télévision comme il le fait déjà avec les antennes du groupe TF1 depuis mars 2018, l’opérateur estime qu’il faut tenir compte de l’audience des chaînes et des coûts techniques de diffusion à sa charge. Dans le cas des chaînes du groupe TF1 (TF1, TMC et TFX), la rémunération a été fixée à 15 millions d’euros annuels dont sont retranchés 5 millions de coûts de diffusion. Mais Orange estime que ce montant doit être ajusté à la baisse dans le cas d’Altice dont l’audience des chaînes est quatre fois inférieure (6,2% contre 24%) à celles de TF1. En tenant compte du coût de diffusion qui, à l’inverse, reste fixe, Orange considère qu’il ne devrait ainsi rien à Altice alors que ce dernier réclame une rémunération annuelle de 8 millions d’euros.

Un modèle économique menacé

Pour Altice et son navire amiral BFM TV, l'enjeu est de taille et conditionne l'avenir du modèle économique de la télévision gratuite. Les box «triple play» sont en effet devenues aujourd'hui le premier canal de réception de la télévision des Français, devant les boîtiers TNT. En cumul, les abonnés Free et Orange représentent 65% de son audience via Internet. En cas de blocage prolongé, le groupe de Patrick Drahi risque donc de voir fondre son audience et ses recettes publicitaires. Un «massacre en perspective», estime un professionnel, qui estime que ce blocage intervient au pire moment : celui de la rentrée où les chaînes d'info mettent en place leurs nouvelles grilles.

Pour Altice comme pour les autres opérateurs de télévision bousculés par la montée en puissance des offres streaming gratuites (comme YouTube) et payantes (Netflix, Amazon Prime et demain Apple et Disney), l'enjeu de ce bras de fer est de diversifier rapidement leurs sources de revenus en obtenant des opérateurs une rémunération pour la diffusion de leurs chaînes valorisant les offres «triple play». Une question qui dépasse largement la France, a déjà expliqué à maintes reprises Alain Weill, selon lequel le modèle de la télévision change à toute vitesse. «On est en train de basculer d'un modèle économique à un autre, et le sens de l'histoire, on le connaît», dit-il, citant en exemple le cas des Etats-Unis, où les opérateurs télécoms ont fini par payer.

Après avoir mis ses menaces à exécution – «On n'aimerait pas en arriver là, mais c'est évidemment possible», mettait en garde la semaine dernière Stéphane Richard, le PDG d'Orange –, Orange se dit «confiant» dans la possibilité de reprendre les discussions et ce dès ce matin, espérant que cette interruption sera «temporaire». Mais il vient de montrer qu'il était capable d'aller jusqu'au bout de sa logique et préférait se passer de BFM TV plutôt que de devoir payer le prix que tente de lui imposer Altice. La balle est désormais dans le camp d'Alain Weill qui, en quelques jours, vient de perdre deux sources d'audience majeures de ses chaînes.

Le ministre de la Culture, Franck Riester, a enjoint pour sa part les deux parties à trouver rapidement un accord.