«Chers parents, j'espère que vous allez bien. Ici, je m'amuse et je mange beaucoup de crêpes. Gros bisous, Manou.» On a aussi la version avec «chère marraine» et «je me baigne souvent», mais ce qui compte, c'est moins le contenu du verso - un petit message souvent sans intérêt qu'on pourrait dire phatique - de ce courrier si particulier, que le recto avec une belle image souvenir qu'on pose sur la cheminée ou qu'on colle sur le frigo. Contrairement à une lettre ou un texto.
Depuis les années 2000, les mails, SMS, MMS et autres messageries, «avec leur instantanéité et leur gratuité, ont tué définitivement l'utilisation de la carte postale, dans un monde où l'on veut tout avoir, tout de suite, à moindre prix, explique Christian Deflandre, fondateur du Musée de la carte postale à Antibes. Le rôle "informatif" autrefois dévolu aux cartes postales n'offre plus aucun intérêt, tant il existe de sources d'information différentes», ajoute-t-il. Voilà qui est un peu définitif pour la carte postale, non ? De fait, sourit Christian Deflandre, fondateur du Musée de la carte postale à Antibes, «se pose à chaque fin d'été la question lancinante : "la carte postale va-t-elle survivre à toutes ces attaques numériques ?"» Interrogés, les professionnels (kiosques, papeteries, bureaux de tabac), répondent en substance : «Oui, c'est vrai, on en vend moins qu'avant… Mais on en vend encore pas mal malgré la concurrence d'Internet et du téléphone portable.» Voilà qui plante le décor.
Des chiffres cruels
Que dit la Poste ? L'affreuse vérité, à savoir que «si on ne peut donner de chiffres précis pour les cartes postales, puisque certaines sont sous enveloppe, on peut affirmer que les volumes de courrier confiés par nos clients diminuent de 7 % par an environ, explique sa direction. En 2008, nous distribuions 18 milliards de plis. En 2019, on est tombé à 9 milliards, soit deux fois moins.»
Les chiffres sont cruels et incontestables. Il n'y a que le volume des colis et autres paquets qui augmente de 10 %, grâce au e-commerce. Même Bernard Bouvet, le passionné président de l'Union professionnelle de la carte postale (UPCP), créée en 1990, qui représente 23 éditeurs (sur 70 en France, des gros et des petits), reconnaît qu'avec l'an 2000 et les MMS, «la vente des cartes a baissé».
Mince alors, doit-on enterrer ce petit signe de vie tangible, ce «Coucou je pense à toi et je te montre où je suis» avec une illustration soigneusement choisie et pensée par l'expéditeur pour le destinataire ? Mais non : «Depuis 2013, on était stationnaire, s'enthousiasme Bernard Bouvet, et on peut dire qu'aujourd'hui, ça frémit vers le haut. Les chiffres les plus récents, qui datent de 2017, attestent un marché de 38 millions d'euros et 75 millions de cartes vendues. Pour cette année, on commence à recevoir les chiffres, mais pas de tous les professionnels. Yvon, le plus gros éditeur français, ne les communique pas, par exemple, souligne le président de l'UPCP. Pour ceux de la Bretagne qu'on vient d'avoir, c'est l'euphorie : les éditions Jack qui font de l'excellente qualité avec leurs propres photographes, un bon grammage et du papier qui ne vient pas de Chine ou de République tchèque, marchent très bien.» Le Grand Ouest en général a enregistré de bonnes ventes, ainsi que le Nord, preuve que les touristes s'y sont déplacés, «sans doute à cause de la canicule : les points de vente du Sud-Est ont été désertés, et n'ont, eux, pas bien vendu», ajoute Bernard Bouvet. Les sites plus classiques (Paris en tête) ont aussi été rentables, «les touristes qui avaient déserté après les attentats sont revenus peu à peu».
La découverte par les vacanciers de territoires et de leur patrimoine influe aussi sur la vente des cartes. Le président de l'UPCP constate que les touristes visitant les sentiers peu rebattus déclenchent des salves d'envois de cartes postales, inconnues aux bataillons des classiques que sont la tour Eiffel, le mont Saint-Michel ou le mont Blanc… Ils marchent sur les pas des émissions patrimoniales de Stéphane Bern en personne, avec son programme phare sur France 2, «le Village préféré des Français». L'animateur se promène depuis sept ans à la découverte de nos plus beaux bleds et ça influe sur la vente des cartes : «Depuis qu'il est passé chez nous, à Bellême dans le Perche, en juin 2017, ça n'arrête pas et pareil dans les autres villages qu'il fait découvrir à l'antenne», se réjouit Bernard Bouvet, qui a vu, de ses yeux vu, le phénomène.
Les touristes étrangers ne sont pas en reste : «Les Anglais sont ceux qui écrivent le plus de cartes, presque une cinquantaine par an et par tête, quand les Allemands en sont à une vingtaine.» Et nous autres Français (feignants ?) en envoyons à peine sept. Un chiffre que Christian Deflandre, depuis son musée d'Antibes, trouve un peu trop optimiste. La tradition d'envoyer des cartes à chaque occasion, à Noël ou pour les anniversaires, est plus ancrée dans les pays anglo-saxons que chez nous. Dans le nord de l'Europe, on les expose parfois sur un fil à linge dans le salon, «dans le but évident de faire passer un message à ses visiteurs : "Voyez tous ces gens qui m'ont envoyé ces belles cartes, ce sont des gens qui m'aiment, qui m'estiment, qui me font confiance", explique Christian Deflandre. C'est à la fois rassurant pour les visiteurs et pour celui qui a reçu les cartes». C'est un plaisir partagé «surtout par les plus âgés qui perpétuent une tradition d'autrefois pour faire plaisir à un groupe d'amis ou des membres de la famille», rappelle le fondateur du musée d'Antibes. «Mais si tout le monde aime bien recevoir une carte postale, peu sont motivés pour en envoyer.» Pas faux, chacun connaît le célèbre moment des vacances, où l'un dit à l'heure de l'apéro, «putain les caaaaaartes !» «Premièrement, il faut en trouver à son goût, deuxièmement, il faut les affranchir, et tout ceci, mis bout à bout, entraîne un budget important, surtout si vous voulez faire plaisir à une dizaine de personnes», calcule Christian Deflandre. La carte coûte environ 50 centimes, et beaucoup plus si elle est de très bonne qualité, avec les timbres à 88 centimes, ça chiffre. Ce que reconnaît Sébastien Richez, historien à la Poste : «La carte postale "matérielle", comme marque d'un certain type de relations sociales hautement privilégiées entre les correspondants, survivra auprès d'une frange éduquée de la population, qui saura écrire cursivement. Et, luxe parmi les luxes, qui sera en mesure de prendre le temps de faire cette démarche de communication par ce canal, à l'ancienne, l'achat de la carte, l'écriture, la mention de l'adresse physique, le collage du timbre et l'expédition.» Voilà un clivage social intéressant, via la carte postale.
Saint-Valentin
Toutes ces démarches qui semblent aujourd'hui compliquées expliquent que se développent en parallèle des cartes numériques envoyées de smartphone à smartphone. La Poste (et d'autres services comme Post card, Momentic, merci-facteur.com, etc.) propose ainsi des cartes postales hybrides, via l'appli Youpix qui permet de transformer les photos de son smartphone en cartes personnalisées, imprimées et distribuées dans les boîtes aux lettres. «2 000 à 5 000 cartes Youpix sont envoyées chaque jour, soit 1,5 million depuis le lancement en 2018», indique la direction.
Ancrée dans le temps, la – vraie – carte postale mute et s'adapte. Elle prend son temps. Elle part quand on la poste, elle arrive quand elle arrive, petit objet précieux. Elle voyage depuis 1865, servant de lien de communication à l'époque, avant de prendre son «usage touristique dès le début du XXe siècle, d'abord auprès de la bourgeoisie qui voyage», raconte Sébastien Richez. «Evidemment, 1936 et les premiers congés payés comptent, mais pas plus que les Trente Glorieuses et la véritable démocratisation des vacances d'été pour la masse des Français… A cette époque, la carte postale illustrée n'est déjà quasiment plus que de motivation touristique.»
On se souvient aussi de celles de guerre, celles des amoureux de la Saint-Valentin, celles trop marrantes des gros nichons à Saint-Tropez.
En verra-t-on encore beaucoup ? Christian Deflandre, en son musée, nous interroge : «Combien avez-vous reçu de cartes de vacances de vos proches cette année, vous-même ? Posez-vous la question et interrogez votre entourage…» En ce qui nous concerne, en fait, assez peu.