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Mouloud Achour, tête à «Clique»

L’animateur de 39 ans, dernier survivant d’un «esprit Canal» qui a pris une claque depuis la reprise du groupe par Bolloré, s’installe en clair à 19 h 55 avec une nouvelle version de son émission, à contre-courant des talk-shows de la concurrence.
Lors de la montée des marches du film les Misérables, à Cannes, le 15 mai. (Photo Jacovides-Moreau. Bestimage)
par François Rousseaux
publié le 6 septembre 2019 à 20h26

Et voilà qu'il se trompe de porte, en voulant entrer dans son bureau, au 4e étage de sa société de production. Mouloud Achour n'a pris que quatre jours de vacances cet été, la faute au tournage de son premier film comme réalisateur, et à la préparation de la nouvelle version de son émission Clique, lancée lundi 4 septembre en clair et en direct sur Canal+. Jusque-là, ce touche-à-tout n'occupait que le 1er étage de sa société aux airs de start-up, près de Bastille. Mais il a fait du chemin dans la tête des dirigeants de la chaîne et grimpé les étages, jusqu'à ce bureau si symbolique pour lui. C'était celui de Jean-François Bizot, fondateur de la revue pop Actuel et de Radio Nova, à qui Achour venait proposer ses services. Il n'avait que 16 ans. «Retourne à l'école !» lui intima Bizot, aujourd'hui disparu. Vingt-trois ans se sont écoulés. Le gamin franco-algérien né en Seine-Saint-Denis est devenu journaliste et animateur. Il a mûri au sein de la «famille» Canal, à qui il a insufflé sa culture hip-hop et imposé ses interviews-fleuves de philosophes ou d'invités inconnus au bataillon.

Ce bureau est désormais le sien. C'est un chef d'entreprise qui a embauché 40 salariés en sept ans. Et dorénavant le quasi-survivant du Canal+ époque paillettes, avant la reprise en main musclée et fort peu créative du groupe par Vincent Bolloré à l'été 2015. Les autres visages sont partis avec fracas, Yann Barthès, Maïtena Biraben, Daphné Bürki, Victor Robert. Les Guignols et le Zapping ont eux aussi disparu de l'antenne. Lui, à la fois «cool, toujours ado» et «patron un peu directif» à en croire sa jeune garde, est resté. «Lui confier aujourd'hui "l'access prime time", c'est une façon pour la chaîne de garder un maigre lien avec ce qui fut l'esprit Canal», assure un de ses anciens dirigeants. Qui, comme la majorité des professionnels interrogés, ne se livre à aucune critique contre l'animateur : Mouloud Achour, avec son univers si singulier et ses audiences confidentielles, ne fait d'ombre à personne. Sa première, lundi soir, a rassemblé en moyenne 162 500 téléspectateurs (0,8 % de parts d'audience), soit davantage que le magazine culturel proposé la saison passée à la même heure. La production s'est félicitée du succès en numérique. Mais l'effet de curiosité passé, la courbe de Médiamétrie a flanché et, mercredi soir, ils n'étaient plus que 73 000 en moyenne, soit 0,4 % du public présent devant la télévision. «Si Cyril Hanouna, très influent au sein du groupe Canal, l'a laissé s'installer, c'est bien qu'ils ne le craignent pas», estime un animateur qui connaît la maison. Inoffensif et intouchable : discrètement, Achour a creusé son sillon.

«C'est un garçon rusé, qui a toujours l'œil qui frise», juge Stéphane Simon, le producteur qui l'a repéré à ses débuts sur MTV. «Il avait des arguments évidents : jeune, issu de la diversité, déconnant, avec une vraie empathie», raconte celui qui le propulse en 2006 chroniqueur dans la Matinale de Canal+. Avant que Michel Denisot ne le débauche et l'installe au Grand Journal. «Il est arrivé avec sa bonhomie et son regard à 360 degrés, nous a fait découvrir d'autres domaines artistiques. Il a ouvert notre champ de vision», se remémore Denisot, qui a ouvert la première, lundi soir, pour un passage de témoin. «A la télé, il faut aller vite sans se presser. C'est ce qu'il fait.»

«Un autodidacte hypercurieux de tout»

Le chroniqueur rêve d'autonomie, fonde en 2012 sa propre boîte de prod, Première Fois Productions, et décline pour Canal+ son univers urbain et décalé en marque : Clique. «Au début, on n'était que trois. Et on a eu des années compliquées», reconnaît son bras droit et directeur général, Rudy Taieb. Canal l'installe le samedi midi, le déprogramme après un an d'antenne, mais le relance illico sur le Web. «C'est là qu'on a décidé d'aller chercher son public», précise Maxime Saada, le boss de la chaîne. Bingo. Achour obtient la première interview en Europe du rappeur américain star Kanye West (près de 2 millions de vues sur YouTube), et fait piano piano entendre sa petite musique à lui. Des interviews conversation, une bienveillance et un style simple, à l'image de la marque de prêt-à-porter Uniqlo, pour laquelle il posera dans des publicités. Un ovni dans ce PAF où tout se dit vite et cash. «Comme tous les autodidactes, Mouloud est hypercurieux de tout. Il a rencontré les rappeurs qui cartonnent aujourd'hui avant même qu'ils ne soient connus», applaudit son amie Faïza Zerouala, journaliste à Mediapart. A écouter son pote Ali Baddou, «il est chez lui partout, n'aime pas les conflits, à part les combats des "Chevaliers du Zodiaque". Mouloud, il a une histoire à raconter depuis longtemps». Et qu'il déroule à nouveau, en 2016, lorsqu'il repasse du Web à la télé, fort d'une communauté gagnée sur la Toile. Il lance un éphémère Gros Journal, en quotidienne, tâtonne et atterrit le week-end avec Clique Dimanche.

Sur son plateau, la chanteuse Chris lit des extraits de King Kong Théorie de Virginie Despentes. Kylian Mbappé confie ses rêves de «tout gagner». Edgar Morin, Juliette Binoche, Roger Federer ou M. Pokora se succèdent, sans bain de foule : 100 000 téléspectateurs en moyenne les deux saisons passées pour Clique Dimanche (0,9 % de part d'audience). Mais sous Bolloré, Canal a fait le deuil de l'audience dans ce qui lui reste de tranches en clair.

«Pour nous, Mouloud Achour, c'est comme Yves Calvi, c'est une vitrine d'image et de sens», insiste Gérald-Brice Viret, directeur général des antennes de Canal. Et c'est d'un tonitruant «Président Mouloud !» que la direction du groupe l'intronise devant la presse à l'automne dernier pour présenter sa 31e et toute nouvelle chaîne. Son nom ? Clique TV, entièrement dédiée à son poulain, pour un investissement de 2 millions d'euros. L'animateur-producteur décroche dans la foulée la case sinistrée du 20-21 heures pour la rentrée, soutenu fermement par Maxime Saada, pour qui Achour incarne une authenticité et une sobriété à revers de l'image «parisianiste» qui colla au Grand Journal. «Mouloud est généreux, curieux, c'est quelqu'un de rare et de très important pour moi», explique le président du directoire de Canal+. Et pas seulement parce que son protégé lui a envoyé une playlist musicale pour ses vacances. «Il a un regard positif sur les gens. C'est la posture du Canal d'aujourd'hui.»

Féru de presse éco et de culture japonaise

Dans les couloirs de la chaîne cryptée, on vante «l'homme de la réconciliation» quand Achour brandit son obsessionnelle quête de sens : «A la télé aujourd'hui, on s'invective plus qu'on ne s'écoute. Je veux rendre la parole aux chercheurs plutôt qu'aux experts, écouter ce qui nous fait rire et danser.» Celui qui a quitté Twitter ne recevra pas de politiques, priés de la mettre en sourdine «pour travailler». Lundi, jour de rentrée télé, quand Catherine Deneuve dîne en majesté à la table de C à vous (France 5), que Jean-Claude Van Damme se trémousse sur le plateau de Cyril Hanouna (C8), et que Yannick Noah verse une larme chez Yann Barthès (TMC), Achour reçoit au même moment l'écrivaine franco-sénégalaise Fatou Diome pour une réflexion sur la place des femmes.

Sur son plateau conçu par l'artiste Daniel Buren, pas un mot sur la polémique Yann Moix que les talk-shows rivaux dissèquent. A la place, une diversité rare à l'écran, un cours de rhétorique, un sketch du jeune talent Roman Frayssinet et le retour des deux ex-secrétaires déjantées de Canal+ Catherine et Liliane dans un nouveau rôle. Mercredi, la légende de l'athlétisme Carl Lewis n'a pas suffi à redresser une audience en berne. La production promet des ajustements, consciente qu'il faudra muscler le tour de table pour tenter de rallumer la lumière sur l'access de Canal. Achour, le féru de presse économique et de culture japonaise, affirme refuser de scruter ses chiffres comme ceux de ses puissants concurrents. Son contrat court officiellement sur deux dans, mais d'après nos informations, une clause d'audience pourrait l'arrêter au bout d'une saison. «Je ne suis pas un mec de télé, jure-t-il. J'avais pas le physique, pas le nom, à peine le bac. Les autodidactes se projettent rarement. Moi, j'accumule.» Il rit aux éclats. Et ressort, suivi de son inséparable chien Couscous, par la bonne porte cette fois.