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Portrait

Milfet Redouane : tout pour sa mère

La fille de Zineb Redouane, morte au lendemain d’un tir de grenade à Marseille, consacre sa vie à chercher la vérité «pour lui rendre justice».
La fille de Zineb Redouane devant l'ancien appartement de sa mère, à Marseille. (Photo Yohanne Lamoulère. Tendance floue)
publié le 13 septembre 2019 à 17h06

Tout en survêtement noir, Milfet Redouane, la plus jeune fille de Zineb Redouane, porte la douleur de la perte sur ses épaules carrées, les yeux éteints malgré leur bleu très clair. Un regard hérité de sa grand-mère maternelle turque. La quadragénaire est venue spécialement d'Alger pour assister à une marche blanche ce dimanche à Marseille. Le teint rougeâtre, elle a l'air fatiguée, absente parfois. Quand on lui demande les dates marquantes de sa vie, elle commence par sa naissance et enchaîne immédiatement avec la mort de sa «mama» le 2 décembre 2018. Entre les deux, plus rien ne semble avoir d'importance.

A Marseille, on parle de «Zineb» comme tout un chacun appellerait la voisine d'à côté. Zineb est un prénom qui orne les affiches et les pochoirs placardés sur les murs du centre-ville en hommage à Zineb Redouane, cette femme de 80 ans morte des suites d'une blessure au visage causée par un tir de grenade lacrymogène tirée alors qu'elle s'apprêtait à fermer les fenêtres de son appartement du quatrième étage, en marge d'une manifestation des gilets jaunes.

Rencontrer Milfet Redouane, c'est percevoir sa mère en creux tant elles étaient fusionnelles, toujours ensemble au dernier étage de la maison familiale à Birkhadem, dans la banlieue sud d'Alger, ou collées à leur portable dès le réveil quand «mama Zina» partait à Marseille. «Milfet», c'est son père qui a choisi de la prénommer ainsi pour «mille fêtes», sourit celle qui n'a plus le cœur à ça. Tant qu'elle ne saura pas qui a tué sa mère et pourquoi, Milfet Redouane ne fera pas son deuil. Elle était au téléphone avec «mama Zina» entre 18 h 57 et 19 heures quand son visage a été touché, et se dit encore frappée par la lucidité de sa mère quand elle lui répétait : «Le policier m'a visée. Je l'ai vu…»

Une fois que la benjamine de Zineb a choisi un coin un peu isolé du café turc habituel de sa mère, elle raconte aussi, le regard plongé dans son thé à la menthe, comment elle a supplié sa «mama» de ne pas partir tout de suite… en arabe, dans leur langue maternelle. Zineb Redouane est morte au bloc opératoire de l'hôpital de la Conception, le lendemain de sa blessure, au bout de la quatrième crise cardiaque. Sa fille le dit doucement mais l'assume pleinement : «Je ne vis plus depuis ce jour.» «A 80 ans, c'est une mort de maladie ou de vieillesse que j'attendais pour mama Zina», martèle-t-elle d'une voix blanche. Fiancée depuis peu et sans enfant, même si elle a pris sous son aile son neveu Adel âgé de 13 ans, elle a fermé son atelier de confection pour pouvoir payer ses frais de déplacement à Marseille. La fille ne s'occupe plus que de «rendre justice à la mère». Passionnée depuis sa jeunesse par le foot et son club fétiche, le MC d'Alger, qu'elle soutenait d'ailleurs avec «mama Zina», elle s'est retrouvée indifférente au sacre de l'Algérie lors de la Coupe d'Afrique des nations cet été. Imene Souanes, l'amie marseillaise de longue date de sa mère qui l'héberge en France, la trouve «seule et perdue». Milfet Redouane garde malgré tout des plaisirs simples comme la lecture, ses chats et la verdure. Son dernier livre marquant : la Révolution du silence de Jiddu Krishnamurti.

L'affaire Redouane est davantage médiatisée depuis qu'elle a engagé l'avocat Yassine Bouzrou, qui a notamment défendu la famille d'Adama Traoré. «C'est venu comme ça : en trifouillant sur Facebook, j'ai vu qu'il avait défendu Adama Traoré après ce que lui ont fait les gendarmes et je l'ai appelé.» Quand on lui demande si elle espérait par là faire plus de bruit, elle hausse les épaules en soufflant : «Vous savez, je n'avais pas la force de réfléchir à tout ça. Au début, avec mes frères et sœurs, on était obsédés par une seule chose : le rapatriement de son corps… Il a fallu qu'on attende vingt-trois jours, sans pouvoir venir, faute de visa. Maintenant, c'est la vérité que je veux.»

Zineb Redouane est considérée comme la neuvième victime de l'effondrement des immeubles de la rue d'Aubagne, de même qu'elle a été ajoutée au compteur des victimes gilets jaunes et perçue comme un symbole des violences policières. Elle se retrouve à la confluence de luttes qui n'étaient pas les siennes. Milfet Redouane ne cesse de répéter que sa mère n'était ni gilet jaune ni militante : «Elle n'était le symbole de rien. Elle préparait une soupe de légumes chez elle et ne réclamait rien.» Et de préciser : «J'ai été contactée par des gilets jaunes. Je ne veux pas me mêler de la politique française, je suis citoyenne algérienne.» C'est d'ailleurs ce qui a frappé maître Bouzrou quand elle est venue frapper à sa porte en avril : «Sa dignité et son envie d'entendre la vérité quelle qu'elle soit.» En revanche, les phrases de «monsieur Castaner» et de «monsieur Macron», Milfet Redouane les a bien en tête : «Comment ils peuvent dire que ma mère n'est pas morte à cause de sa blessure par la grenade lacrymogène ? Qu'il n'y a pas eu de mort en marge des manifestations des gilets jaunes ? Qu'on ne peut pas laisser dire que madame Redouane a été tuée par la police ? Et de quel balcon parle monsieur Castaner, en faisant référence à son appartement ?» énumère-t-elle en accélérant nettement le débit. Elle fustige «le silence complice des autorités» et une enquête qui apparemment n'avance pas : «Je ne comprends pas pourquoi le policier qui a tiré n'a toujours pas été identifié, neuf mois après !»

Pour autant, elle ne croit pas à l'hypothèse de certains militants antiracistes selon laquelle Zineb aurait été ciblée parce qu'algérienne ou musulmane : «Il faut être logique : elle n'a pas été visée pour ça… Son voile, elle ne le portait pas chez elle. Comment ils auraient su ? Comment expliquer alors ce qui s'est passé pour Geneviève Legay ? Pour Steve ? Ils sont bien français, non ?» Et d'ajouter que son seul souhait serait d'«interdire ces armes de guerre».

«Mama Zina» ne vivait plus en France ces dernières années, elle s'y rendait uniquement pour son suivi médical à cause de ses soucis cardiaques. Elle n'avait pas la nationalité française, elle enchaînait les titres de résidence de dix ans depuis les années 80 – date à laquelle elle s'était installée en France avec son mari, le père de Milfet, mort en 1993. «Elle a mené la belle vie, Zineb, avant la mort d'un de mes frères à l'âge de 30 ans et ses soucis de santé. Elle était gâtée par ses parents puis par mon père qui possédait des hôtels à Marseille. Elle a beaucoup voyagé aussi», relate la fille qui aime à rappeler le caractère fort de sa mère. Elle dirigeait tout le monde d'une main de fer, adorait ses neuf petits-enfants, son jardin algérois et le Vieux-Port de Marseille.

4 janvier 1977 Naissance. 2 décembre 2018 Mort de sa mère, Zineb Redouane. Ce dimanche Marche silencieuse à la mémoire de Zineb Redouane à Marseille et dans d'autres villes.