L'affront était trop violent pour rester sans réponse. Celle-ci prend la forme d'un article, publié dans la revue Journal of Gerontology, affirmant une bonne fois pour toutes que Jeanne Calment, doyenne de l'humanité (indisputée à ce jour) morte en 1997 à 122 ans, était bien Jeanne Calment, et non sa fille.
Retour rapide si vous avez manqué le début de l’affaire : fin 2018, deux Russes, Nikolay Zak, passionné de mathématiques, et Yuri Deigin, patron d’une société s’intéressant aux biotechnologies et à l’allongement de la durée de vie, affirmaient dans deux articles que Jeanne Calment était en fait morte au début des années 30, à près de 60 ans. Selon eux, l’Arlésienne aurait alors été remplacée par sa fille, Yvonne, officiellement morte d’une pleurésie en 1934, à 36 ans - et c’est cette Yvonne qui serait devenue, à la fin des années 80, une superstar internationale.
Début janvier, Libération avait rencontré le docteur Michel Allard, l'un de ceux ayant expertisé Jeanne Calment. Sans accorder trop de crédit à la thèse de Nikolay Zak et Yuri Deigin, il se disait prêt à réexaminer toutes les pièces, à réécouter toutes les bandes où l'âgée canonique avait été interrogée sur sa longue existence. Neuf mois plus tard, il cosigne donc, avec le démographe Jean-Marie Robine, son compère de l'époque, et deux autres docteurs en médecine, un article intitulé «Les véritables faits étayant l'évidence que Jeanne Calment est la personne la plus âgée de tous les temps».
«Mobilisation»
Michel Allard et ses camarades ont choisi de prendre leur temps. «Il n'y avait aucune urgence à répondre, et puis vingt-trois ans après la mort de Jeanne Calment, on n'est plus au jour près», explique-t-il à Libération. Une manière, aussi, d'insister sur le caractère scientifique de leur démarche - celle de Zak et Deigin n'a pas été validée par des instances. «On a repris la validation telle qu'on l'avait faite, mais il y a aussi eu une extraordinaire mobilisation des "chercheurs et curieux" : la famille, des gens d'Arles, des archivistes […], des notaires, des généalogistes…»
Au total, 180 pièces figurent en annexe de l'article. Certaines étaient déjà connues : comme celle attestant que les funérailles d'Yvonne Calment avaient été à l'époque largement médiatisées. «Une foule particulièrement nombreuse a conduit, samedi dernier, à sa dernière demeure Mme Billot Calment décédée à l'âge de 36 ans», racontait la presse locale. «Le faire-part de décès d'Yvonne Calment a été envoyé au nom de 34 personnes et de leurs enfants, le personnel du magasin de la Maison Calment et 13 familles alliées, écrivent les chercheurs. Les personnes étaient invitées à se rassembler à la maison familiale et on peut supposer que bon nombre d'entre elles ont assisté à la veillée funèbre. […] A moins d'accepter l'idée de la complicité de dizaines de personnes, un échange entre les corps de Jeanne Calment et Yvonne Calment est virtuellement impossible.» C'est l'un de leurs principaux arguments.
D'autres ne sont pas à négliger. Ainsi, la mobilisation des enquêteurs amateurs a permis d'établir avec certitude qu'une photo montrant Yvonne Calment sur un balcon avait été prise au tout début des années 30 dans un sanatorium, en Suisse. Yvonne y serait venue soigner une tuberculose - de quoi accréditer l'hypothèse de sa mort, en 1934, d'une pleurésie. De quoi expliquer, aussi, son absence dans le recensement d'Arles en 1931.
Autre argument balayé, celui du motif : selon Zak et Deigin, la famille de Jeanne Calment aurait dissimulé sa mort pour ne pas avoir à payer de nouveaux droits de succession, trois ans après avoir déjà dû régler ceux liés à la mort du père de Jeanne Calment, Nicolas. Les scientifiques répliquent : «Nicolas Calment avait fait don de tous ses biens à ses enfants le 15 mars 1926 en échange d'une rente viagère annuelle de 5 000 francs qu'ils avaient à lui payer jusqu'à son décès. La seule conséquence de la mort de Nicolas Calment en 1931 est la fin de la rente viagère.»
Le propre des bonnes théories du complot est que rien ne permet jamais de les réfuter complètement. Interrogé par Libération , Nikolay Zak rétorque que certains des éléments avancés par les scientifiques étaient déjà connus de lui, et qu'il les avait d'ailleurs traités dans un nouvel article en mai. Selon lui, même s'il n'y avait pas de droits de succession à la mort de Nicolas Calment, le motif reste valable dans le cas de la mort de Jeanne Calment. Quant au séjour en Suisse, il affirme que Jeanne aurait attrapé la tuberculose de sa fille, et que c'est elle qui aurait été placée en sanatorium, sa maladie étant cachée pour éviter la faillite au magasin des Calment. Là, Yvonne lui aurait rendu visite (d'où la photo évoquée plus haut). «Quand Yvonne est revenue à Arles, son jeune enfant et d'autres personnes l'ont prise pour Jeanne. Quand Jeanne est revenue de son séjour en Suisse, dégradée, la famille a dit au médecin qu'elle était Yvonne.»
Contradicteurs
Les explications sont pour le moins tordues, mais à les lire, on se dit que la querelle pourrait durer longtemps. Revient alors la sempiternelle question des analyses ADN. Zak déplore que les scientifiques français ne l'abordent pas et ne se prononcent pas pour des prélèvements. Mais que permettraient d'attester des tests menés sur des corps en décomposition depuis quatre-vingt-cinq et vingt-trois ans ? Peut-être pourrait-on établir si le corps enterré en 1934 était celui d'une femme de 60 ans ou de 36 ans. «Moi, je crois qu'il n'y a pas actuellement de bons tests, répond Michel Allard. Et puis, il y a quand même le respect de la personne, on ne peut pas déterrer des gens pour le plaisir de la science.» Le docteur semble avoir la conscience tranquille. Et remercie ses contradicteurs : «Grâce à eux, le cas de validation de Jeanne Calment, qui était déjà très bon, n'a jamais aussi bien été documenté.»