C'est une petite révolution dans le monde de la trottinette électrique. Par communiqué de presse, Lime, société leader sur le marché, a annoncé jeudi la fin du recours aux auto-entrepreneurs. Depuis un an et l'arrivée de ces engins à deux roues dans les rues de Paris, ils étaient rechargés par des «juicers», travailleurs indépendants souvent précaires, obligés de se débrouiller pour assumer la logistique dans des conditions chaotiques. L'entreprise a donc fait son mea culpa la semaine dernière : «Nous pensions au départ que ça allait être un revenu de complément pour eux, puis on s'est rendu compte que c'est devenu un travail à plein temps et qu'il fallait l'encadrer», explique Arthur-Louis Jacquier, le jeune (31 ans) directeur général de la firme à Paris. Honnête, quand on sait que d'autres sociétés de la nouvelle économie comme Deliveroo ou Uber, qui ont inspiré ces entreprises, ferment volontiers les yeux sur les conditions sociales de leurs travailleurs indépendants. Dans la foulée, Bird, le principal concurrent de Lime, a annoncé prendre la même décision et faire le choix d'embaucher des salariés directement au sein de l'entreprise. Lime, de son côté, sous-traitera l'activité de prise en charge et de recharge des trottinettes, au cœur de leur modèle, à des entreprises tierces. «On est en contact avec des sociétés spécialisées dans le transport pour faire ça. Il devrait y en avoir une dizaine. On souhaite travailler directement avec ces entreprises et on ira sur place vérifier les entrepôts car aujourd'hui, on souhaite vraiment un modèle vertueux», détaille Arthur-Louis Jacquier.
Pour nous en faire la démonstration, la société basée aux Etats-Unis a accepté de nous ouvrir les portes de l'entrepôt flambant neuf de sa branche parisienne, à Arcueil (Val-de-Marne). La concurrence n'étant jamais loin, l'exercice se fait tout de même avec un brin de parano parmi les cadres de la boîte. «J'ai bossé chez Apple avant, je suis vigilant. J'ai l'habitude que tout soit fermé», dit l'un des managers. Arcueil est la tête de gondole de l'entreprise, son patron souhaitant «s'implanter durablement» dans le paysage.
«Tout est allé extrêmement vite»
Ici, on répare et chouchoute les trottinettes endommagées, et on montre l'exemple pour la suite sous l'immense logo citron vert peint sur le mur. Le bâtiment est aux normes, les camions roulent à l'électrique, les pièces abîmées sont recyclées et les chargeurs branchés sur un fournisseur d'énergie verte. Bref, de quoi faire taire les critiques répétées ces derniers mois, notamment sur le peu de considération écologique de ces start-up arrivées soudainement dans la capitale. «L'image du juicer qui rechargeait ses cinq trottinettes sur un générateur à essence nous a fait énormément de mal», concède Arthur-Louis Jacquier. Il rappelle à l'envi que la firme souhaite désormais privilégier plusieurs «piliers», dont l'écologie, le social et la sécurité.
Dans l’entrepôt flambant neuf de la branche parisienne de Lime, le 10 septembre à Arcueil (Val-de-Marne).
Photo Iorgis Matyassy pour
Libération
Lors du tour de l'entrepôt, une question nous titille. Il y a encore trois mois, on courait dans les rues de Paris pour interroger les juicers, pris par l'urgence qu'imposait le rendement, et on visitait des appartements d'étudiants parquet-moulures-cheminée remplis du salon à la cuisine de trottinettes en charge. A Arcueil, tout est beau, propre et bien emballé pour servir un discours dans l'air du temps. Alors que s'est-il passé en si peu de temps ? Du côté de Lime, on plaide pour le droit à l'erreur. «Avec les trottinettes, tout est allé extrêmement vite, c'est passé d'un projet à un phénomène de société. C'est une révolution, on est passé de 0 à 13 millions d'utilisations à Paris, soit 65 000 par jour. Avec ça viennent les questions légitimes. D'un point de vue social, on a créé un métier qui n'existait pas», affirme Arthur-Louis Jacquier.
Mais à en croire Christophe Najdovski, adjoint à la mairie de Paris en charge des transports, cette remise en question ne s'est pas faite toute seule. «Très clairement, c'est l'un des effets de la charte de bonne conduite qu'on a mise en place en mai», explique l'élu. Celle-ci met l'accent sur la nécessité pour les opérateurs en place d'être attentifs aux questions sociales et écologiques. Et pour obliger les firmes à passer à l'action, la mairie de Paris a annoncé qu'elle en choisirait seulement trois parmi les douze opérant dans la capitale, dans le cadre d'un appel prévu d'ici à la fin de l'année. Les entreprises sélectionnées devront bien entendu respecter des critères stricts.
«On était dans une forme de précarité et d'externalisation des coûts sur l'espace public, explique Christophe Najdovski. Dans la procédure de sélection des trois futurs opérateurs, on regardera quelles sont les propositions des uns et des autres. Sur le plan social, c'est notamment le recours à des emplois stables et bien rémunérés et la prise en compte de l'insertion sociale. Sur le plan environnemental, c'est entre autres l'attention portée au bilan carbone et au recyclage des batteries.» Une manière pour la mairie, critiquée elle aussi dans ce dossier, de réglementer davantage l'usage des engins à deux roues avant les municipales de 2020. «Toutes les villes françaises ont à faire face à l'avènement de ces nouvelles formes de mobilité. La régulation doit être délocalisée, ce sont les maires qui doivent décider. On ne doit pas dépendre d'une autorité étatique. Le message qu'on veut envoyer au gouvernement, c'est "donnez aux maires la possibilité de réguler l'ubérisation de la mobilité"», poursuit l'adjoint. Et depuis que la mairie de Paris a tapé du poing sur la table, certains se découvrent une fibre presque humanitaire : «On donne des cours de français à ceux de nos salariés qui le parlent mal. On met l'accent sur l'insertion», appuie ainsi Arthur-Louis Jacquier.
«Il y a un baby-foot, les salariés apprécient»
Au milieu de leur entrepôt lyonnais de 2 000 m2, les fondateurs de Dott, le petit français des douze concurrents, jouent la même scène que le patron de Lime : portes ouvertes et transparence totale. A plusieurs reprises, ils pointent les extincteurs et les plans, insistent : «Ici on est aux normes.» Ils l'assurent, eux n'ont pas attendu le coup de pression de la mairie pour se mettre en règle. Et de marteler qu'un modèle durable est possible pour la trottinette électrique en libre-service. La société est gérée en France, reliée à l'électricité verte, met l'accent sur la durabilité de ses appareils et, surtout, a toujours embauché des salariés en interne, quand Lime se contente d'externaliser sa force de travail, prônant le besoin de «flexibilité» dans un marché qui évolue constamment.
Aujourd'hui, Dott fait travailler 40 personnes, dont 15 en CDI, dans un cadre plutôt confortable. Les fondateurs nous guident vers la salle de repos pour nous en convaincre : «Il y a un baby-foot, les salariés apprécient cet espace. On garde un esprit start-up», explique Mathieu Faure, en charge du marketing et de la communication. Anciens de chez Uber et Ofo, entreprise chinoise de vélos en libre-service, Henri Moissinac et Maxim Romain expliquent ne pas vouloir «reproduire les erreurs» observées dans leurs entreprises précédentes. «Dès le départ, on a voulu rendre nos trottinettes les plus durables possible, c'était la clé de notre modèle, que l'on puisse tout réparer. On croit beaucoup au salariat, nos employés sont actionnaires de l'entreprise. C'est important pour nous qu'ils bénéficient d'un régime de protection car ça crée un cercle vertueux, les gens restent plus longtemps. Cela nous permet de les former et ils sont plus productifs», décrit Mathieu Faure. Un discours assez rare dans ce paysage en pleine recomposition. Chez Lime, face à ces bons élèves, Arthur-Louis Jacquier estime qu'ils ont simplement «regardé ce qu'on [leur] reprochait et ils ont mis l'accent là-dessus». De bonne guerre.
Si l'avènement du salariat dans la trottinette est un pas important vers un modèle plus sain, cette condition ne protège pas toujours les employés de ce marché instable. Dans la banlieue de Lyon, les 40 salariés de Circ, concurrent allemand de Lime et Dott, en ont fait l'amère expérience. Dès son implantation, il y a six mois, l'entreprise a fait le pari du salariat internalisé, comme Dott, mais à temps partiel. Des CDI, CDD et contrats intérim pour la plupart, là où les autres sociétés privilégiaient encore les auto-entrepreneurs. Un atout pour ceux qu'elle embauche, qui jouissent donc de tous les avantages sociaux qu'offre leur situation, et un élément de com redoutable pour l'opérateur. Mais le 28 août, lorsque les salariés pénètrent dans l'entrepôt au petit matin, tout a disparu pendant la nuit : les camions, les trottinettes, les bureaux, les chaises… Ne restent que quelques carcasses désossées d'engins électriques mis au rebut. «Circ a quitté les lieux du jour au lendemain…» déplore Frédéric Leschiera, secrétaire de la section SUD commerce et services. Dans un communiqué, l'entreprise a fait savoir que «les spécificités du marché lyonnais ne [permettaient] pas une exploitation satisfaisante». Aux dépens des salariés, qui depuis occupent les locaux presque chaque jour pour ne pas être accusés d'abandon de poste. «Ils ont rapporté leurs propres chaises, ils s'ennuient à mourir. Ils attendent un signe de Circ, qu'on leur dise s'ils vont être reclassés.» Comble pour eux, la société continue d'exercer dans d'autres villes et d'embaucher de nouveaux salariés, envoyant des mails de bienvenue à tous les employés pour chaque nouvelle arrivée, que ceux de Lyon reçoivent depuis l'entrepôt vide…
A la fin de l'année, lorsque la mairie de Paris choisira trois des douze opérateurs de trottinettes, les travailleurs des neuf restés sur le carreau devraient aussi perdre leur emploi, sans aucune compensation. A ce sujet, l'adjoint Christophe Najdovski botte en touche et rappelle la nécessité de «réguler». Même si ce sont les juicers qui paieront les pots cassés.