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Libération
Récit

Aide aux migrants : à Bordeaux, «tout le monde est désemparé»

Arrivée en mars à la tête d’une préfecture confrontée à la hausse des demandes d’asile, Fabienne Buccio multiplie les démantèlements de squats, comme dans la «jungle» quand elle était dans le Pas-de-Calais.
Le 7 août, à Bordeaux. Depuis juillet, l’Athénée libertaire offrait un accueil de jour aux migrants. (Photo Thibaud Moritz pour Libération)
par Eva Fonteneau, Correspondante à Bordeaux Photos Thibaud Moritz
publié le 19 septembre 2019 à 19h41

Momo a fait les cent pas, la peine était trop grande. Le regard embué, l'Ivoirien de 36 ans n'a pu se résoudre la semaine passée à franchir une dernière fois les portes de l'Athénée libertaire. Impuissant, il a regardé son refuge niché en plein cœur des venelles du vieux Bordeaux se vider pour reprendre ses anciennes activités. «Une fin brutale», déplorent les bénévoles de cet accueil de jour ouvert aux migrants début juillet. Devenue le symbole d'un élan de solidarité sans précédent dans la capitale girondine, cette structure avait été montée en un temps record en réaction à la vague d'expulsions de squats orchestrée par la préfecture durant l'été. Six rien qu'en juillet.

«On le savait tous depuis le début : le lieu n'avait pas vocation à durer. Les locaux avaient été généreusement mis à disposition par un espace associatif et militant anarchiste créé dans les années 60. Il y a maintenant urgence à trouver une solution pour pérenniser cet accompagnement», martèle Jean-François Puech, cofondateur d'Ovale citoyen. Ce club de rugby social et solidaire créé en 2018 pour lutter contre l'exclusion fait partie des associations aux manettes de ce laboratoire d'entraide, aux côtés de Médecins du monde, mais aussi de voisins ou de militants de tout poil… Plus de 100 bénévoles se sont ainsi relayés durant deux mois à l'Athénée libertaire pour, selon eux, «suppléer les carences de l'Etat».

«Politique de fermeté»

Depuis mi-juillet, 300 déjeuners et dîners y étaient distribués quotidiennement. Devant le «réfectoire» improvisé au rez-de-chaussée, des centaines de migrants âgés de 18 à 40 ans et quelques familles, originaires pour la plupart d'Afrique subsaharienne, se pressaient chaque jour pour bénéficier d'un repas chaud. Désormais, Momo et tous les autres sont de nouveau à la rue. «Un cruel retour à la case départ», regrette Momo.

«Tout le monde est désemparé. On pensait vraiment pouvoir trouver une solution avant la rentrée. On a l'impression d'avoir mis un pansement sur une jambe de bois, se désole Mélissa, bénévole depuis les débuts. Ici, l'objectif était que chacun donne de son temps et apporte des produits de première nécessité en fonction de ses moyens (nourriture, produits d'hygiène, vêtements…). Et surtout, il n'y avait aucune hiérarchie. Le lieu s'autogérait parfaitement.»

«Cuisiner, c'était ma façon à moi d'aider par exemple, glisse Admiral, un migrant de 28 ans originaire de Côte-d'Ivoire. J'avais l'impression d'être utile. J'oubliais la peur et la manière dont certains nous regardent dehors. Comme des animaux.» Momo souligne aussi sa «chance» d'avoir trouvé ce refuge : «Même si ça n'a pas duré, ici, on a bien voulu nous tendre la main quand on avait l'impression que tout le monde nous avait abandonnés. On avait des repères, on s'est fait des amis. Mais surtout, on avait commencé à reprendre espoir.» Car l'Athénée libertaire était aussi un espace pour se reconstruire. «Il y avait des permanences de santé, des conseils juridiques, un tableau avec les offres d'emploi…» détaille Mélissa. «Des cours de français avaient également été mis en place le matin ainsi qu'un atelier scan l'après-midi pour protéger et conserver les papiers officiels. Pour passer le temps, certains aidaient même à réparer des vélos», ajoute Jérôme, syndicaliste CGT.

Mais malgré la fermeture, Jean-François Puech veut garder espoir pour la suite, galvanisé par la solidarité qui s'est créée autour des lieux : «Je n'en reviens toujours pas. Au départ, on a ouvert pour un simple repas en réaction aux évacuations en cascade, mais tout l'été, les dons ont afflué de partout. On a même des maraîchers des départements voisins qui sont venus jusqu'à nous pour donner des légumes ou les Ultramarines [le principal groupe de supporteurs de l'équipe de foot des Girondins de Bordeaux, ndlr] qui ont ouvert une cagnotte. Il y avait aussi des volontaires qui emmenaient les enfants faire des activités à l'extérieur», se réjouit-il. Alors Jean-François Puech garde un goût amer dans la bouche : «On n'a jamais vu autant de personnes dans les rues. La situation s'est aggravée avec les expulsions des squats. D'autant que nous avons tous été prévenus, la préfète de Gironde et de Nouvelle-Aquitaine entend bien poursuivre cette politique de fermeté.»

Faisant fi des inquiétudes et des appels des milieux associatifs, syndicaux et de plusieurs élus de gauche, Fabienne Buccio, en poste depuis le mois de mars, avait donné le ton lors d'une conférence de presse en juillet : «C'était une de mes surprises en arrivant : 150 squats en Gironde, dont 90 % sur la métropole bordelaise, avec un total de 1 500 occupants. […] Je veux en fermer le plus possible.» Un «objectif ambitieux» justifié selon elle par «l'état sanitaire et humain» de ces habitats précaires. La préfète veut aussi «éviter que la situation ne déborde». Depuis 2016, la Gironde est confrontée à une forte hausse des demandes d'asile : +30 % en trois ans. Près de 3 200 personnes attendent leur statut de réfugié - «c'est le niveau le plus élevé jamais atteint» dans le département pointe la préfecture. Une problématique que la haute fonctionnaire se targue de maîtriser. Préfète du Pas-de-Calais entre février 2015 et février 2017, c'est elle qui fut chargée de démanteler le camp de la Lande, plus connu sous le nom de «jungle» de Calais. «J'y ai vu trop de choses. Je sais que [l'évacuation] est la solution», a-t-elle assené en assurant «avoir une possibilité d'hébergement pour chacune des personnes» et vouloir avancer «avec humanité».

«On a besoin d’aide»

Début août, après trois semaines de bras de fer avec les associations et les migrants de Bordeaux constitués en collectif, la préfecture a finalement trouvé une solution pour plusieurs dizaines d’entre eux. Dans la foulée des expulsions, ils avaient investi le hall sombre de la Bourse du travail - un vieux bâtiment municipal géré par la CGT - dans des conditions très précaires : une rangée de matelas à même le sol, quelques tables pour s’asseoir, des dons alimentaires empilés sur des étagères, du linge étendu sur les grilles au milieu des tracts militants. Et une unique douche à partager. Le Samu social y a recensé 70 % de personnes en situation de demandeurs d’asile. Légalement sur le territoire donc. Chacune d’elles s’est vu proposer un nouveau toit dans la région, à Pau, Limoges, Brive ou Niort.

«Une belle victoire pour la dignité humaine, reconnaissent les syndicats et associations, mais une avancée insuffisante. Les lieux d'accueil débordent et les offres d'hébergement manquent cruellement. En particulier à Bordeaux. On a besoin d'aide pour prendre le relais. Le travail de titan des bénévoles durant cet été ne doit pas être un coup d'épée dans l'eau. Le combat doit continuer.»

Le collectif de migrants pointe également un phénomène qui prend de l'ampleur : «Ces personnes relogées ne sont qu'une infime partie de celles sans logement, mal-logées, expulsées ou refusées par le Samu social faute de place. […] Nous savons que plusieurs familles vivent encore dans des conditions totalement indignes. Un bidonville est en train de se créer à Bordeaux-Lac», dans le nord de la ville. Depuis quelques semaines, les personnes évacuées des squats sont en effet venues gonfler les populations de sans-abri vivant déjà sur le site. Parmi elles, des familles, dont les enfants sont parfois scolarisés, attendent d'être fixées sur leur sort. Plusieurs dizaines de tentes sont disséminées, le tout sans accès à l'eau, à l'électricité ou à des sanitaires. «Nous demandons d'urgence la tenue d'une table ronde avec la ville, le département, la métropole, la région et la préfecture. Nous avons aussi sollicité les associations les Restos du cœur, Secours populaire, la Croix-Rouge…» indique le collectif de migrants de Bordeaux.

Parmi les acteurs, la ville a déjà répondu qu'elle serait présente sous la houlette d'Alexandra Siarri, adjointe en charge de la cohésion sociale depuis douze ans : «L'accompagnement des personnes vulnérables n'est évidemment pas nouveau à Bordeaux. La commune a déjà des structures en place ainsi qu'un système de médiation, mais nous sommes favorables à la tenue de cette table ronde pour aller plus loin que ce qui est déjà mis en œuvre.» Selon l'élue, l'Athénée libertaire est «un symptôme et un symbole de quelque chose qui s'organise de façon souterraine et constante, en permanente ascension». «On a aussi découvert de nouveaux acteurs - les collectifs de citoyens - qui s'expriment beaucoup plus clairement politiquement et qui mettent le doigt sur des dysfonctionnements devenus structurels», explique-t-elle. La traduction nouvelle, d'après Alexandra Siarri, que «globalement, l'Etat, malgré l'immensité des moyens qu'il met, n'arrive pas à faire face à la prise en charge de publics fragiles. La gestion de l'urgence dans l'urgence n'est définitivement plus tenable».

De son côté, la préfecture a annoncé qu'elle ne participerait pas à cette table ronde, estimant avoir déjà réuni les différents acteurs : «Des efforts ont été faits pour redimensionner l'offre. La Gironde compte aujourd'hui environ 2 300 places pour accueillir les demandeurs d'asile, soit 110 % d'augmentation en trois ans. Et les structures d'accueil d'urgence proposent un peu plus de 1 200 places pérennes, soit 102 % par rapport à 2014. Et 400 places en chambres d'hôtel sont également disponibles. C'est en adéquation avec les besoins qu'on a sur le département.» Une réponse loin de satisfaire le Collectif solidarité aux expulsés, dont une dizaine de membres - y compris des expulsés - n'a pas hésité, le 5 septembre, à squatter eux-mêmes une maison appartenant à la métropole. Une «réquisition citoyenne» visant à dénoncer l'inefficacité du gouvernement.