Parfois, Irène Frachon ressemble à Simone Veil dans cette façon unique qu'elle a de tenir une position, sans hésiter, sans le moindre doute, inflexible comme un roc. «C'est invraisemblable, notre tolérance face à la délinquance criminelle des cols blancs, lâche-t-elle, encore aujourd'hui. Je reste dans une colère noire quand j'entends dire "allez c'est bon, il faut tourner la page".» D'autres fois, c'est la protestante qui ressurgit, indifférente devant les pouvoirs qui l'ont courtisée ; elle s'entend aussi bien avec Marisol Touraine qu'avec Xavier Bertrand, ou François Hollande, mais aussi Agnès Buzyn. Elle s'en moque royalement. D'autres fois encore, elle qui parfois se déguise en Bécassine devient stratège, prépare plusieurs coups d'avance, mettant par exemple de côté des documents apparemment anodins sur ces moments qui ont jalonné ces douze ans de combats, et lâchant à haute voix : «Vous vous êtes bien moqués de nous, aujourd'hui vous allez voir ce retour de bâton.» Enfin, il y a une Irène Frachon tranquille, (presque) silencieuse, apaisée, sereine dans sa maison qui glisse jusqu'en contrebas de la rade de Brest. Elle est là, regarde avec bonheur cet océan Atlantique qui s'étend à l'infini.
David contre Goliath
«Je suis quelqu'un de très ordinaire qui s'est retrouvée embarquée dans une histoire extraordinaire», nous disait-elle, en juin 2010, alors que venait de sortir son livre Mediator, combien de morts ? à l'origine de ce qui allait devenir un des plus grands scandales sanitaires de ces trente dernières années. Une personne ordinaire ? «Parfois je me dis que le Mediator a dévoré douze ans de ma vie.» Elle a tort. Car quand on la voit, à quelques jours de ce procès si attendu, on se dit qu'elle a gagné. Sa première victoire a été de ne pas avoir été «déformée» par ce combat si déséquilibré avec le premier laboratoire pharmaceutique français, pesant plusieurs milliards d'euros de chiffre d'affaires et faisant travailler plus de 10 000 salariés. Elle est restée elle-même. Et sa famille aussi. Grandis au fil des révélations, ses quatre enfants font de brillantes études. La dernière, Amélie, en Erasmus, a été la seule à imposer qu'en sa présence on ne parle pas du Mediator. Quant à son mari, il a poursuivi une carrière d'amiral, spécialiste de cartographie.
David contre Goliath. Tenir. Et sans s'abîmer, ce qui n'était pas si simple. Reprenons quelques moments. Un soir, nous sommes en 2007, elle a 44 ans, elle est dans son bureau du CHU de Brest. Elle sort de consultation, elle aime son métier. Ne rêve pas d'autre chose que du contact avec ses patients. «J'ai toujours voulu être médecin. Au début, je pensais devenir chirurgien, mais je voulais des enfants.» Ça a donc été pneumologue, d'abord à l'hôpital Foch, près de Paris. «Je me suis spécialisée sur l'hypertension pulmonaire artérielle. C'est une maladie rare. Et puis je travaillais sur les greffés pulmonaires. Et cela me plaisait bien.» Puis son mari a été nommé en Bretagne. «C'est comme cela que je me suis retrouvée au CHU de Brest», précise-t-elle. Ce soir-là de 2007, donc, un de ses collègues cardiologues l'appelle, lui parle d'une patiente diabétique : «Elle n'allait pas bien, elle avait des lésions valvulaires, cela me faisait penser à ces patients qui avaient pris de l'Isoméride [un autre coupe-faim de chez Servier interdit en 1997, ndlr] et quand j'ai demandé ce qu'elle prenait, mon collègue a juste lâché : "Du Mediator."»
C'est le point de départ. Mais au fait, c'est quoi, le Mediator ? Un simple coupe-faim ? Elle recherche sur les sites médicaux. Première surprise : en 2007, le Mediator est déjà interdit dans la plupart des pays du monde, sauf en France. Ensuite ? «J'ai mis un temps fou à savoir que le principe actif du Mediator était proche de celui de l'Isoméride. On ne nous le disait pas. On nous disait même le contraire.» Elle avance, s'interroge, tente des recoupements. Travail de base. On connaît la suite, qui aboutit à une première alerte en 2008 sur les risques cardiaques, puis au retrait de ce médicament le 30 novembre 2009 qui aura été utilisé par plus de 5 millions de personnes. Et enfin, début juin 2010, sort son livre clé Mediator, combien de morts ? Irène Frachon change de planète et devient la figure emblématique des lanceurs d'alerte.
On pourrait croire, alors, que son rôle s'achève. Les milieux médicaux le lui disent ouvertement : «Allez Irène, tu as fait ton job, le Mediator a été retiré, on tourne la page maintenant.» Mais non, elle continue. Et elle dévoile ce monde d'ombres et de grisaille qui a permis au Mediator de poursuivre, pendant des dizaines d'années, son petit chemin de meurtrier. C'est le monde des conflits d'intérêts. «Je n'en revenais pas de voir les liens d'intérêts du monde médical, mais aussi administratif ou politique. Et j'étais ahurie que cela continue.» Difficile combat tant les habitudes sont tenaces, les liens anciens, camouflés, partie intrinsèque de la pratique médicale. «Rien n'est définitivement gagné, mais aujourd'hui tout est sur la table», résume un ancien ministre de la Santé.
«La citadelle est tombée»
En mai 2016, pendant le tournage de la Fille de Brest, un film sur son histoire, on retrouve Irène Frachon, épuisée, tendue, comme vidée par un combat qui n'en finit pas : «On se bat contre une mafia. Ma vie est volée par ces salauds.» Mais que diable s'est-il passé ? On pensait le dossier Mediator traité, avec un vrai système d'indemnisation mis en place. «La citadelle est tombée, mais après on doit se battre maison par maison, victime par victime, pour que celle-ci soit reconnue et indemnisée. C'est insupportable», nous disait, alors à bout, Irène Frachon.
Ce fut le combat le plus dur, le plus incertain, et celui-là, pour le gagner, il fallait jouer au plus fin. «On a face à nous une batterie d'avocats, beaucoup d'argent, et des victimes qui doivent se justifier de tout. Il faut que je tienne, que je surveille tout. Il y a des actes judiciaires demandés qui ont fait perdre un an à la procédure. Aujourd'hui, rien n'est gagné, il n'y a toujours pas d'échéancier vers le procès.» Des dizaines, des centaines de dossiers s'accumulent. Sur chacun, se battre pour qu'il soit reconnu. «Les victimes du Mediator sont devenues des pestiférées. Elles ne sont ni belles, ni riches, ni jeunes, avec de petites ressources pour la plupart d'entre elles. Et le milieu de la cardiologie, qui n'a rien vu du Mediator, qui n'a pas percuté un instant sur les valvulopathies [atteintes d'une valve cardiaque, ndlr], vous croyez que ce milieu va les défendre ? Il se détourne d'elles. Pire, ce milieu de la cardiologie continue de travailler avec Servier.»
Ce furent des années de plomb, tout était si lourd. Certes, un fonds d'indemnisation a bien été créé, et plus de 6 000 dossiers déposés. Cela traîne, tout traîne. «C'est dingue, s'énervait Irène Frachon. Les experts partent du principe que toute victime qui réclame une indemnisation est une fraudeuse. Même les dossiers que j'ai moi-même supervisés ont toujours été refusés une première fois, pour être acceptés la fois suivante. Pourquoi ? Certains experts ne sont là que pour chercher le fraudeur, ils bloquent tout.»
Colère intacte
Il faudra, deux ans plus tard, un changement du comité d'experts pour qu'enfin tout se débloque. Et que les victimes soient en majorité correctement indemnisées. «C'est là qu'Irène s'est montrée le plus incroyable, nous dit une de ses amies. Certes, il fallait du talent pour être lanceur d'alerte, mais ensuite rester jusqu'au bout du côté des victimes, ne rien lâcher… C'est là où elle m'a épatée.» Pour l'occasion, elle se montre habile, s'appuyant avec efficacité sur les médias, indifférente aux défauts des uns et des autres, pourvu que son dossier avance.
Dans sa maison, face à la mer, Irène Frachon se prépare au procès. Presque comme une athlète, elle répète. Elle reprend ses dossiers, ressort ses cartons d'archives, en particulier ses incroyables mails de responsables sanitaires qui, au début de l'affaire, écrivaient mot à mot, à l'issue d'une réunion où elle présentait les cas de valvulopathie : «Mme Frachon a fait son intéressante, maintenant passons aux choses sérieuses.» Elle n'oublie rien. «C'est impressionnant, note son mari, Irène n'a pas de mémoire, sauf pour tout ce qui touche au Mediator.»
Ce procès ? Elle y tient avec passion. «C'est le tsunami qui arrive», lâche-t-elle. La pneumologue s'est mise en congé du CHU de Brest pour pouvoir être présente à toutes les audiences. Sa colère est là, intacte. «Quand je vois Pécresse ou Villani dire qu'il faut tourner la page et accepter l'argent de Servier pour leurs opérations de prestige [l'université à Saclay, ndlr], je suis en fureur.» Ou lorsqu'elle constate qu'au dernier congrès européen de cardiologie, les laboratoires Servier sont un généreux… donateur. Son souhait ? «Que le labo Servier soit interdit d'exercer.»
Pour autant, rarement on a vu la «fille de Brest» aussi détendue, s'habillant avec indifférence, et faisant trois choses en même temps. Elle n'a aucun regret. Défend avec force la justice «qui a fait un travail formidable». Se plaindre ? «Mais de quoi ? Il ne m'est jamais arrivé dans la rue que quelqu'un me fasse une remarque désagréable.» L'après-procès inquiète un peu son mari. Et ses enfants, ont-ils changé avec ses douze ans de compagnonnage forcé avec cette affaire ? C'est son mari qui répond : «Je crois que toute cette affaire les a rendus, disons, assez critiques vis-à-vis de la société.»