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Mediator

Laboratoires Servier, anatomie d’un système

Mediator, le procèsdossier
De la conception de la molécule du Mediator dans les années 60 au procès, retour sur une escroquerie pharmacologique qui a fait plus 1 500 morts.
Jacques Servier au tribunal correctionnel de Nanterre, en 2013. (Photo Marc Chaumeil)
publié le 20 septembre 2019 à 20h26

Des chiffres d'abord. Certains sont terribles. Dans l'ordonnance de renvoi à la base du procès Mediator, les magistrats notent que la prise de ce médicament a entraîné «entre 3 100 et 4 200 hospitalisations pour insuffisance valvulaire», «entre 1 700 et 2 350 chirurgies de remplacement valvulaire» et, au final, «entre 1 520 et 2 100 décès». D'autres chiffres, imposants eux aussi : 4 129 victimes ont déposé plainte. Les laboratoires Servier ont vendu, du 1er juin 1984 au 30 septembre 2010, «un total de 134 458 828 unités de Mediator», réalisant un chiffre d'affaires sur la même période de près de 500 millions d'euros pour ce seul médicament. Et le nombre de patients traités entre 1976 et 2009 est estimé à 5 millions, «avec une durée moyenne de prise du produit d'environ dix-huit mois». En tout, 3 millions de mois de traitement ont été délivrés entre 2002 et 2007.

Le procès du Mediator, qui va s’ouvrir lundi au palais de justice de Paris, et durer près de six mois, est gigantesque. Il est aussi saisissant par ces multiples facettes. C’est d’abord le point d’orgue de l’aventure d’un homme, Jacques Servier, qui a construit peu à peu l’une des plus importantes firmes pharmaceutiques françaises. Décédé en 2014, il aurait pu terminer avec l’image d’un grand capitaine d’industrie, il est devenu le symbole de pratiques mafieuses et criminelles.

C'est ensuite l'histoire d'un mensonge unique, délibéré et répété qui sera à la base de l'une des plus incroyables mystifications pharmacologiques. C'est encore la révélation de l'existence d'un petit monde - médical, administratif ou politique -, fait de connivences et d'intérêts qui vont permettre que dure pendant des dizaines d'années la commercialisation d'un produit nocif et dangereux. C'est enfin l'histoire d'un aveuglement ahurissant, où il faudra l'obstination d'une femme, Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest (lire pages 2-3), pour révéler ce drame qui aurait pu rester secret.

«Anorexigène puissant»

A la base donc, c’est une escroquerie, comme rarement le monde de la pharmacopée a pu en susciter. Le Mediator, qu’est-ce que c’est ? Un anorexigène. Mais surtout ne pas le dire. Nous sommes dans les années 70, l’obésité commence à faire des ravages. Les firmes pharmaceutiques y voient, non sans raison, un marché à venir resplendissant. Dans ce contexte, surgit une classe de molécules - les anorexigènes - qui visent à diminuer la prise de nourriture, soit en retardant la sensation de faim, soit en accélérant la survenue de la satiété. Parmi eux, il y a les amphétamines. La recherche médicale va alors se fixer comme objectif de mettre au point des molécules conservant ce pouvoir anorexigène des amphétamines (effet «coupe-faim»), tout en les débarrassant des graves effets secondaires. Sur ce volet, le groupe Servier est très actif.

Dans les années 70, le laboratoire a sur ce marché deux produits anorexigènes, l'Isoméride et le Pondéral, qu'il arrive peu à peu à imposer, y compris aux Etats-Unis. Mais très vite, se multiplie l'apparition d'effets secondaires graves, en particulier de l'hypertension artérielle pulmonaire (HTAP). Comme le racontera le rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) en janvier 2015, puis le travail des magistrats instructeurs, c'est en mars 1995 que paraissent les résultats de l'étude dite IPPHS (International Primary Pulmonary Hypertension Study) qui conclut à un risque d'HTAP associé à l'usage de tout anorexigène, «lorsque la durée d'exposition est supérieure à trois mois». Aux Etats-Unis, la réaction ne tarde pas, et le 12 septembre 1997, la Food and Drug Administration (FDA) demande aux laboratoires américains de retirer leurs produits, en particulier ceux de Servier. Le 15 septembre 1997, les laboratoires Servier retirent le Pondéral et l'Isoméride du marché français «par extrême précaution», disent-ils, pudiquement. Fin du premier épisode.

Celui-ci a une suite. Comme le décortique en détail l'enquête de l'Igas, Servier a dans ses bagages un autre produit : le Mediator. Le benfluorex, son nom de base, a reçu, lui, une autorisation de mise sur le marché en 1976, avec une indication très particulière : combattre la surcharge pondérale des diabétiques. Dans un travail de recoupement d'études, l'instruction judiciaire montre que dès sa découverte dans les années 60, l'effet anorexigène du Mediator est clair. Exemple : le 9 mai 1967, le professeur Henri Schmitt, expert agréé par le ministère de la Santé publique et de la population, signe au profit des laboratoires Servier une «étude pharmacologique et toxicologique préliminaire» ; dans ses conclusions, il retient en premier lieu que ce produit constitue «un anorexigène puissant», son action chez le chien et le rat apparaissant «bien plus durable que celle de l'amphétamine». Certes, l'effet est constaté sur les animaux, mais ce métabolisme se confirmera sur les humains. Pour les magistrats, comme pour l'Igas, la découverte du benfluorex se fait «dans la lignée des anorexigènes».

Mais voilà, comment faire ? Les anorexigènes sont bannis, définitivement catalogués comme dangereux, provoquant des HTAP. Comment maintenir le Mediator ? L'instruction pointe «un travail délibéré, volontaire», s'étalant sur plusieurs dizaines d'années de la part de Servier pour dissimuler la véritable nature du Mediator, en cachant ses propriétés anorexigènes. Et pour cela, Servier, habilement, installe le Mediator dans «un positionnement sur le marché uniquement orienté en fonction de ses indications thérapeutiques relatives au diabète et au métabolisme lipidique». Bref, un pas de côté. Et ce positionnement sera maintenu «coûte que coûte malgré les demandes répétées de la pharmacovigilance tant nationale qu'européenne». Le but est toujours le même : «Dissimuler la réalité pharmacologique du produit», écrivent les magistrats instructeurs.

Tragédie à venir

Lorsque les autorités sanitaires se mettent à interdire les anorexigènes ou à encadrer sévèrement les prescriptions, ils ignorent, donc, officiellement que le Mediator en fait partie. Pourtant, bizarrement dès 1995, les préparations magistrales à base de benfluorex sont interdites, mais pas le produit industriel. Pourquoi ? Nul ne le sait. Peu après, une réunion du Comité technique de pharmacovigilance a clairement noté que «le benfluorex possède une structure voisine de celle des anorexigènes». Rien n'y fait, le Mediator passe entre les gouttes, et continue.

En 1995, puis en 1997, c'est donc un incroyable premier rendez-vous manqué qui aurait pu arrêter la tragédie à venir. Le Mediator va continuer sa route, seul sur le marché, pendant près de quinze ans, jusqu'en 2009. Et triompher commercialement. Certes l'Agence du médicament se penche régulièrement sur son cas, faisant des rappels à l'ordre sur des publicités inexactes du Mediator, mais cela reste sans effet. A partir de 1997, les caisses d'assurance maladie se plaignent ouvertement des surprescriptions, et s'interrogent «sur la pertinence de son classement thérapeutique […] et de son remboursement à 65 % par l'assurance maladie». Et ainsi de suite, pendant des années, ce sont de multiples alertes qui résonnent, mais rien ne se passe. Comme une complicité silencieuse. Ou une léthargie partagée. Aucune réaction claire de l'Agence.

Actes d’intimidation

Septembre 1999, coup de tonnerre. C'est la première alerte que la prise de Mediator peut provoquer une valvulopathie (1) ; d'ordinaire les anorexigènes provoquent des HTAP, mais pas de valvulopathies. Le docteur Georges Chiche, cardiologue à Marseille, décrit l'histoire d'un de ces patients, avec une valvulopathie «survenue très rapidement, avec pour seul facteur de risque» la prise de Mediator. Il le signale. Pas d'écho. En échange, il sera victime d'actes d'intimidation de la part de personnalités proches de chez Servier. Il faudra attendre dix ans pour que tout bascule. Le 3 juin 2009, la pneumologue Irène Frachon, qui s'est penchée en solitaire sur cette question, termine la préparation d'une étude cas-témoins, où elle présente une série de 15 cas de valvulopathie à l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps, aujourd'hui ANSM). Dans les jours qui suivent, l'une des participants à cette réunion, l'épidémiologiste Catherine Hill, s'étonne que l'on attende de nouvelles données «compte tenu de l'existence du signal particulièrement clair», s'agissant d'une maladie «très spécifique». Elle évoque le retrait du médicament du marché en Espagne. Encore quelques mois, et le 30 novembre 2009, le Mediator est interdit à la vente en France.

Fin de l’histoire, mais une question demeure : comment pendant toutes ces années-là, le Mediator a-t-il pu passer à travers ? Sur ce point, le travail de l’instruction a été décisif, montrant qu’au-delà du mensonge initial, il a fallu une multitude de petits complices, de cachotteries, de silences et de compromis, pour que cela soit possible. C’est la partie la plus honteuse de ce dossier, qui pointe le comportement douteux de grands scientifiques et de politiques.

Réseau de relations

Il y a d’abord le professeur Jean-Michel Alexandre. Personnage clé, considéré pendant vingt ans comme l’autorité scientifique et pharmacologique incontestable, il impressionne. Devant lui, on obéit et on se tait. Jusqu’à la fin des années 90, c’est lui la référence. Bizarrement, à la lecture des différents épisodes de la saga du Mediator, le grand scientifique est toujours là, laissant faire, prenant sur ce dossier des décisions déroutantes. A peine à la retraite, il devient consultant pour Servier via une société écran. Une occupation rentable : entre 2001 et 2009, plus de 1,1 million d’euros.

Autre exemple ahurissant de ces complicités, avec le rapport sénatorial sur le Mediator rédigé en 2011 (donc après que l'affaire éclate) qui va montrer combien les appuis de Servier restent solides. La sénatrice Marie-Thérèse Hermange en est la rapporteuse, elle va avoir des contacts répétés avec le professeur Claude Griscelli, alors que celui-ci est rémunéré par Servier, à hauteur de 90 000 euros par an à titre de consultant. Lorsque cela se sait, c'est là aussi un choc, car Claude Griscelli était un chercheur très respecté, ancien directeur de l'Inserm, à l'origine des premiers bébés bulles. «Le groupe Servier a développé un réseau de relations publiques très large, comportant un premier acteur qui était Jacques Servier lui-même», décrit le parquet de Paris.

Dans l'entreprise, il existe un service dit des hautes relations. On y retrouve des personnes issues ou proches du monde politique, de toutes tendances. A gauche, Henri Nallet, garde des Sceaux sous Mitterrand. Au centre, Madeleine Dubois. A droite, Jean-Bernard Raimond (ancien ministre de Chirac) et le député Michel Hannoun. Et des grands médecins comme le professeur Jean-Claude Bader qui, interrogé par le magistrat instructeur, raconte : «Il s'agissait d'avoir une conversation personnelle avec M. Servier, environ une fois par mois. Nous parlions de la pluie et du beau temps, et de molécules aussi. La rémunération était confortable, mais je ne me souviens pas du montant exact.» Autre exemple, plus troublant encore, entre 2006 et 2010 avec le cas de l'ex-ministre de la Santé Philippe Douste-Blazy, l'instruction montrant des contrats de sponsoring, par exemple du club de rugby de Lourdes (Douste-Blazy a été maire de la ville de 1989 à 2000) à hauteur de 300 000 francs, mais aussi pour financer sa propre campagne électorale.

Jacques Servier mourra, en pleine instruction, le 16 avril 2014. Pour la petite histoire, l'ancien garde des Sceaux Henri Nallet sera nommé, en 2015, commandeur de la Légion d'honneur. Et le groupe Servier continue de sponsoriser une série de congrès, de sociétés savantes, et cela «en toute indépendance».

(1) Une valvulopathie est une atteinte d’une des quatre valves cardiaques, celles-ci servant à isoler les différentes cavités cardiaques entre elles.