Il y a Suzanne, Josie, Ceferina, Maryvonne, Huguette, Paquita… Des femmes, beaucoup. Mais aussi Jean-Charles, Yves ou Gérard. Tous victimes du benfluorex, principe actif du Mediator, ce coupe-faim des laboratoires Servier distribué de 1976 à 2009. Des centaines de patients y ont laissé leurs valves cardiaques. Des centaines d'autres, leur vie (lire dans le Libé de ce week-end).
Dix ans après l'alerte donnée par la pneumologue Irène Frachon, le procès de ce scandale sanitaire s'ouvre devant le tribunal correctionnel de Paris, avec la firme pharmaceutique et l'Agence nationale de sécurité du médicament sur le banc des prévenus. Un procès prévu pour durer six mois et qui concerne près de 5 000 victimes, dont plus de 2600 constituées parties civiles. Pour donner un visage à cette France du Mediator, Marc Dantan a avalé 10 000 kilomètres, des montagnes des Pyrénées jusqu'aux landes bretonnes. Dans son ouvrage paru ce mois-ci (1), le photographe écrit : «Est-ce bien mon pays, la France, qui ne protège pas ses habitants ?»
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A cause de graves séquelles, ceux qui restent n'ont eu d'autre choix que de reconfigurer leur vie. Pas un pan de leur existence n'a échappé au bouleversement. Un avocat nous a rapporté cette crainte d'une cliente, après une transplantation cardiaque : «Vais-je encore réussir à aimer mes enfants si je n'ai plus mon cœur ?» Libération donne la parole à ceux qui n'ont pas été protégés.
Martine Cabarbaye, 62 ans (Hautes-Pyrénées) : «On regarde les choses et on ne peut plus les faire»
La parole de Martine Cabarbaye est libre. Totalement libre. Un cas assez rare pour être souligné : nombre de victimes indemnisées ont dû signer des accords contraignant leur voix. Au bout du fil, la sienne chante de cet accent du Sud-Ouest où elle vit, dans un hameau non loin de Tarbes. L'ancienne exploitante agricole de 62 ans a pris du Mediator durant six ans car elle faisait des hypoglycémies récurrentes. «J'en ai pris jusqu'à six par jour. En quelques semaines, j'ai perdu 15 kilos. C'était spectaculaire.» Son mari s'inquiète. Comme elle est «très active», de son potager à son élevage de veaux sous la mère, elle ne fait pas le lien. Mais la voici sans le souffle, la fatigue croissante. «Bronchite», dit le médecin de famille. Ça ne passe pas. Un matin, elle ne parvient pas à «attraper [ses] bêtes» : «Je n'en pouvais plus.» Elle retourne chez le docteur. A l'échocardiographie, on lui découvre une fuite. Le 8 décembre 2005, opération à cœur ouvert. «Ma valve mitrale a lâché, ils ont dû en mettre une mécanique. Dès que le chirurgien m'a vue, il a dit : "Vous arrêtez ça tout de suite." Il avait déjà eu des patientes ayant eu des soucis avec le Mediator.» Martine Cabarbaye fait ensuite une péricardite. Pendant deux ans, elle prend de la cortisone, passe de 74 à 90 kilos. Elle est désormais sous anticoagulants à vie. Conséquence : il ne faut pas se cogner, au risque de développer des hématomes compressifs. «La première fois que je suis tombée, ça m'a valu dix jours d'hôpital sous morphine.» Son mari a dû bricoler leur maison. Pour qu'elle puisse se lever du lit seule, par exemple. «Quand c'est arrivé, j'étais "en pleine bourre". Et d'un coup, tout s'arrête. Le quotidien bascule de tous les côtés. Je dépendais de mon mari et de mes fils à 300 %, je ne pouvais même plus conduire. Il a fallu se réorganiser, envisager les choses différemment. Ça a été compliqué pour tout le monde.»
Martine Cabarbaye a mis du temps à «digérer» cet horizon de vie réduit, tributaire d'autrui. Sur la vie d'après, elle dit : «Je n'ai jamais récupéré à 100 % ce que j'étais… On regarde les choses et on ne peut plus les faire.» Côté finances aussi, l'agricultrice a payé le prix fort. Avec une pension invalidité «au ras des pâquerettes» : 220 euros par mois. «Si mon mari n'avait pas été là, je me serais retrouvée à la rue.» Le couple s'appuie sur la retraite (1 400 euros) de cet ex-fraiseur car la sienne est toute petite (420 euros) : «Pendant quatorze ans, je n'ai plus cotisé…» Servier lui a fait deux propositions (24 000 et 26 000 euros) qu'elle a refusées. «Même si je suis pas très connue, plaisante-elle, ma vie valait plus que ça !»
Elle a été reconnue victime auprès de l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux qui lui a proposé une somme plus conséquente, dont elle attend le versement. Partie civile, Martine Cabarbaye suivra le procès de loin. Elle ne peut se permettre le déplacement, mais estime «important» de témoigner : «Ma parole contre ces gens-là ne pèse pas lourd, c'est pot de fer contre pot de terre. Eux continuent à vivre normalement, eux ne comptent pas à la fin du mois. J'aimerais qu'ils soient punis sévèrement. Moi, je peux parler, mais d'autres ne peuvent plus… Il faut voir les dégâts sur ceux qui restent. Comment je serai dans cinq ans, dans dix ans ?»
Gaétan Regnard, 65 ans (Somme) : «Au moindre effort, on est en nage»
Gaétan Regnard a le regard qui s'embue dès qu'il parle de ses arrière-petits-enfants, avec lesquels il aimerait pouvoir jouer au foot ou faire du toboggan sans être essoufflé au premier effort. Les mots de ce Picard de 65 ans tombent au compte-gouttes, comme bloqués par la douleur ravivée. Sans le Mediator (pris cinq ans), cet ancien ouvrier d'abattoir aurait été un papy différent. Sa retraite avec Jocelyne, sa compagne depuis vingt-deux ans, aurait connu des tropiques plus doux. Ce fort gabarit a commencé le coupe-faim anorexigène en janvier 2004 sur les conseils d'une diététicienne. «Je voulais perdre du poids, j'étais un peu en surcharge», raconte-t-il. Il va en prendre jusqu'à son interdiction, sans noter de changements. Puis, «ça s'est dégradé petit à petit».
La médecine du travail lui découvre un souffle au cœur : Gaétan Regnard a une fuite. Il est opéré à cœur ouvert, sa valve aortique remplacée par une prothèse. D'un coup, le sexagénaire dépoitraille sa chemise blanche. Il nous montre l'épaisse cicatrice qui le traverse entre les deux pectoraux. Une bonne vingtaine de centimètres, sous lesquels est venue se loger une hernie. «Et encore, la mienne n'est pas trop triste», soupire l'homme à la barbe blanchie. Aujourd'hui, son quotidien tourne au ralenti. Il marche lentement. «On est en nage pour pas grand-chose. Au moindre effort, j'ai l'impression d'être en transhumance», rit-il. Il y a aussi les contraintes alimentaires - éviter les tomates, la salade ou les fraises - pour ne pas perturber son «taux d'INR» (un indicateur de la coagulation sanguine), les médocs à vie, les prises de sang mensuelles… La nuit, le sexagénaire dort quasiment assis, deux oreillers pliés sous lui, sinon il se sent étouffer.
Il parle aussi du sentiment d'isolement, après les révélations sur la dangerosité du produit. «On ne savait pas quoi faire», se souvient ce résident de Villers-Bretonneux (Somme). C'est sur Internet qu'il a découvert l'association d'aide aux victimes du Mediator, où il a trouvé une aide précieuse. «Notre maladie, on la garde pour nous. On ne l'ébruite pas», dit celui dont le taux de handicap a été évalué à 25 %. A ses côtés, Jocelyne bouillonne. De colère et d'inquiétude. «Je suis stressée. J'ai toujours peur qu'il arrive quelque chose.» Elle regrette que Jacques Servier (mort en 2014) ne puisse être jugé, espère que la décision du tribunal fera «jurisprudence». En avril, Gaétan Regnard confiait à Europe 1 avoir refusé une première offre de 42 000 euros, la jugeant «ridicule». Depuis, il a fini par conclure et ne parlera donc pas du processus d'indemnisation, contraint au silence sur ce point. Le couple a dû renoncer aux poursuites pénales contre Servier, mais quand on leur demande s'ils viendront au procès, la réponse fuse, évidente : «Ah oui !»
Andrée Kosciuszko, 55 ans, (Nord) : «La souffrance, on l’a eue tous ensemble»
Photo Marc Dantan
«Ma vie a été bousillée, mais je la vis quand même.» Andrée Kosciuszko a la puissance de l'éléphant, qu'elle admire tant. Dans le salon de son pavillon de Wahagnies (Nord), le pachyderme trône en majesté de la table basse à la commode. Juste à côté du semainier contenant ses 14 cachets quotidiens et son cardiofréquencemètre. A 55 ans, cette secrétaire à l'université revient de loin. La faute au Mediator, qu'elle a gobé trois fois par jour pendant sept ans. Elle parle «parce qu'il faut que ça se sache». En 2002, elle est enceinte de son cadet quand on lui détecte un diabète. Et lui prescrit le produit phare de Servier. «J'en ai pris jusqu'à ce qu'on n'en vende plus.» Deux ans après, Andrée Kosciuszko crache du sang. Victime d'une embolie pulmonaire, la mère de famille est hospitalisée d'urgence. On lui remplace deux valves cardiaques. Elle mettra deux ans à s'en remettre. Cette coquette à la crinière virevoltante et aux yeux soulignés d'un trait de turquoise insiste sur un détail : «Pendant tout ce temps, mes cheveux ont été moches. J'en ai beaucoup perdu. Ça peut paraître stupide, mais c'est important pour moi.»
Le reste de sa vie s'écrit entre fatigue, galères médicales et batteries d'examens… A tel point qu'Andrée Kosciuszko se déplace toujours avec son épais dossier médical, au cas où. En 2015, son état s'aggrave. Le palpitant s'emballe, grimpe jusqu'à 130 pulsations/minute au repos. Puis «en 2017, c'est simple : tu as été hospitalisée sept fois et tu as vu 27 fois le cardiologue», intervient son conjoint François. Un jour, elle craque sur la table d'opération : «Tout ça à cause d'un putain de médoc…» Elle ne le sait pas encore, mais une troisième valve (sur les quatre permettant au cœur de fonctionner) commence à fuir. A l'été 2018, on lui change la valve tricuspide. Une opération très risquée. «J'ai de bons toubibs», répète-t-elle reconnaissante. Elle dit : «La souffrance, on l'a eue tous ensemble.»
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Son couple n'a pas résisté, divorce en 2007. «J'étais très fatiguée. Mon ex-mari m'a soutenue, mais au fond il ne comprenait pas.» Il lui avouera : «Je n'ai pas accepté l'opération.» Elle rétorque : «C'est moi qui ait été ouverte en deux.» Loin de se laisser abattre, elle a recontacté son premier flirt. «Quand on s'est revus, je lui ai raconté mon histoire. Beaucoup d'hommes abandonnent la partie.» François est là depuis douze ans. Ses fils aussi ont trinqué. Le plus jeune s'est senti coupable. «J'étais incapable de le rassurer. Mes mots ne suffisaient pas.» Il a été placé quatre ans, a eu une scolarité chaotique. Quant à l'aîné, il n'a quitté que récemment la maison : «Il me disait : "Je partirai quand t'iras bien."» Depuis son ultime opération, la quinquagénaire va mieux et a repris le travail. Servier lui a fait une nouvelle proposition. Les négociations sont en cours.
(1) Visages du Mediator, de Marc Dantan et Irène Frachon (Prescrire).