Jean-Jacques Urvoas est tout chose, en se présentant ce mardi matin devant la Cour de justice de la République (CJR), doublement composée de ses pairs : trois magistrats, professionnels du droit comme lui, douze parlementaires (six députés, six sénateurs), face à celui qui a siégé près de cinq ans à l'Assemblée nationale comme président de la prestigieuse commission des lois. «Comme universitaire ou parlementaire, j'ai toujours milité pour l'abolition de la CJR», dit-il. Promise en son temps par François Hollande, plus récemment par Emmanuel Macron, la suppression de cette juridiction d'exception, seule habilité à juger des ministres pour les délits commis dans l'exercice de leurs fonctions, est un serpent de mer. «Etre devant vous est étonnant pour moi», glisse l'ex-garde des Sceaux. Le président de la CJR (un magistrat), taquin : «Vous avez autrefois été désigné pour y juger en tant que député.» Pirouette en retour : «Chance ou malheur, je n'ai jamais eu l'occasion d'y siéger. Bon, la CJR est toujours constitutionnelle. J'ai confiance, elle fera du droit.»
Urvoas est jugé pour violation du secret professionnel et encourt jusqu'à un an de prison et 15 000 euros d'amende. Le 4 mai 2017, entre les deux tours de l'élection présidentielle, l'éphémère ministre de la justice (janvier 2016-mai 2017) a transmis au député LR des Hauts-de-Seine Thierry Solère (désormais LREM), via la messagerie cryptée Telegram, des informations au sujet d'une enquête en cours qui le visait pour fraude fiscale et trafic d'influence. Avant d'aborder le fond de l'affaire pendant six jours d'audience, la CJR s'ébroue avec son interrogatoire de personnalité. «J'ai dédié ma vie au droit», entame Urvoas. D'abord comme enseignant à l'université de Bretagne, où il est retourné depuis l'alternance de 2017. «J'ai toujours dit à mes étudiants : le droit est l'école du mot juste et du raisonnement argumenté.»
«Un parlementariste forcené»
Le «hasard de la vie» le fait entrer en politique, comme assistant parlementaire d'un élu breton à Quimper, puis comme député du Finistère en 2007 quand ce dernier privilégie son mandat de maire. «J'ai eu la chance de débuter ma carrière politique dans l'opposition. Cela permet de forger des idées avant d'arriver au pouvoir.» Ce qui se produit en 2012. Il hérite alors de la fameuse commission des lois, où ses homologues de droite comme de gauche louent sa rigueur et son sérieux : «Je suis un parlementariste forcené, bien décidé à ne pas être un féal de la majorité.» Il deviendra garde des Sceaux après la démission de Christiane Taubira fin 2016 : «En seize mois, vous ne pouvez pas faire de loi», concède-t-il, se focalisant sur la logistique : «J'ai proclamé que la justice était en voie de clochardisation. J'ai décidé d'être un harceleur, évoquant tous les jours les gros sous.»
Comme pour faire le lien avec le délit pénal qui lui est reproché, il antiphrase Georges Clemenceau : «Personne ne prétend que le garde des Sceaux est le premier magistrat de France», quoiqu'il soit le supérieur en chef d'un parquet ultra-hiérarchisé. Ses remontées régulières d'information sur les affaires sensibles sont protégées par le secret de l'instruction. Mais y est-il tenu personnellement ? Le vif du sujet est entamé avec l'audition comme témoin de la procureure de Nanterre, Catherine Denis, en poste depuis 2015. Un tribunal sensible où pullulent les affaires dites «signalées», notamment en matière financière, vu le nombre de sièges d'entreprises immatriculées dans le département (92), peut-être aussi compte tenu du particularisme – doux euphémisme – de bon nombre de ses élus locaux. A son arrivée, elle découvre 500 dossiers sensibles susceptibles de faire l'objet d'une remontée d'information sur les procédures en cours ; après écrémage des cas les plus anciens, demeure un stock de 300.
Le respect des grands principes
En bonne moine-soldate, mais très à cheval sur les principes, Catherine Denis est le premier étage de cette vaste remontée d'informations, quoique filtrée à chaque stade, pour ne finir au sommet qu'en bref résumé de pure forme. La procureure soutient mordicus que tout est «absolument soumis au secret de l'instruction». Dans le cas des éléments que Jean-Jacques Urvoas transmettra hors de tout cadre procédural à Thierry Solère, visé personnellement par une enquête pénale à Nanterre, rien de bien inédit. La procureure en convient, cela n'a pas nui ou entravé son enquête, tout juste conduit à «accélérer le calendrier des opérations en cours». Un mal pour un bien, finalement… Mais elle n'en démord pas sur le respect des grands principes. Primo, «l'affaire Solère justifiait une remontée d'informations». Deuxio, ces informations «n'étaient pas destinées à la personne mise en cause».
L'avocat d'Urvoas, Me Emmanuel Marsigny, la met toutefois en difficulté. Il rappelle que les principales fuites dans l'affaire Solère ont surtout lieu dans la presse : le Canard enchaîné a révélé dès le 15 février 2017 l'élargissement de l'enquête, initialement pour fraude fiscale, au trafic d'influence. Les fuites ne venaient pas de son parquet, rétorque Catherine Denis, visant sans les désigner les services de police. Me Marsigny marque toutefois un point en rappelant que la procureure de Nanterre avait elle-même confirmé oralement à d'autres journalistes l'élargissement de l'enquête. «Je ne m'en souvenais plus», bémolise-t-elle. Durant ces prochains jours, toute la chaîne hiérarchique et judiciaire défilera également à la barre.