C'est du Marc Veyrat pur jus. Longuement mijoté et fort en goût : le chef de la Maison des bois à Manigod (Haute-Savoie) a décidé de poursuivre en justice le guide Michelin pour connaître «les raisons exactes du déclassement de son restaurant», survenu en janvier dans la bible rouge de la gastronomie. L'audience en référé (procédure d'urgence) devant le tribunal de Nanterre (Hauts-de-Seine) est prévue le 27 novembre.
Marc Veyrat, 69 ans, n'en est pas à sa première incursion dans les prétoires et ses ennemis se font aujourd'hui un malin plaisir de lui rappeler ses précédentes casseroles judiciaires. En 2004, il avait été condamné par la chambre sociale de la cour d'appel de Chambéry (Savoie) à payer plus de 250 000 euros de dommages et intérêts à une lingère licenciée «sans cause réelle et sérieuse». En 2015, la justice avait remis le couvert en le condamnant à 100 000 euros d'amende pour des infractions au code de l'environnement et au code forestier sur le site de son restaurant.
Additions stratosphériques
C'est peu dire que le destin de Marc Veyrat a toujours été compliqué comme le confessait le titre de sa biographie parue en 2017, Un chemin de fleurs et d'épines (ed. Michel Lafon). Les fleurs d'abord, elles ont inspiré le chef savoyard depuis toujours. Il a été le premier à se fondre dans la nature de ses racines pour y cueillir et y fricasser tout ce qui pousse au naturel. Avec lui, la berce, le polypode, l'oxalis sont devenus l'âme de plats visionnaires d'une cuisine naturelle qui infuse aujourd'hui toute la planète gastronomique. Marc Veyrat a formé et inspiré une flopée de chefs étoilés après avoir lui-même caracolé sur la cime des récompenses. Il a été décoré comme un maréchal de l'Union soviétique, menant grand train avec un luxueux restaurant au bord du lac d'Annecy, un autre à Megève et des additions stratosphériques.
Côté épines, en 2006, Marc Veyrat est victime d'un très grave accident de ski : treize mois de fauteuil, quatre ans de béquilles, de la morphine et de la ferraille plein le corps. Mais il s'accroche à son piano. En 2009, son corps déglingué a raison de sa résistance de chiendent (mais pas de son ego). Durant quatre ans, il gamberge sur une ferme d'hôtes bio et écolo, avec gîte et couvert, qu'il veut installer sur l'alpage de ses grands-parents. C'est la Maison des bois qui ouvre en 2013 après des travaux pharaoniques avant d'être détruite par un incendie accidentel. Qu'importe, Veyrat reconstruit son «Heimat» gastronomique pour lequel il décroche une troisième étoile au Michelin en 2018, retirée à peine un an plus tard. Depuis, il ressasse ce camouflet comme un vieux paysan qu'il est. Nuit et jour, blessé corps et âme, solitaire dans ses montagnes, plus que jamais insomniaque à zapper sur tous les matchs de foot de la création devant sa télé. Au micro de l'émission Complément d'enquête, il a confié «ç'a été la plus grande offense de ma vie… C'est terrible. C'est pire que la perte de mes parents, c'est pire que n'importe quoi.»
Sur la planète bouffe
Désormais, Marc Veyrat défouraille le canon de marine contre le guide Michelin après nous avoir déclaré «qu'il ne voulait plus en entendre parler». Et c'est beaucoup plus qu'une procédure judiciaire qui se joue. Ce sont un peu deux visions du monde qui s'affrontent sur une planète bouffe qui tourne de plus en plus vite, au gré des modes, du business et des inquiétudes sur l'avenir de notre alimentation. Face à l'homme au chapeau noir, sanguin, affectif, qui n'en finit pas de réclamer des explications sur sa rétrogradation, le Michelin oppose une réponse clinique, aussi froide qu'un Code pénal : «Nous comprenons la déception de Monsieur Veyrat dont nul ne conteste le talent même si nous regrettons sa persévérance déraisonnable à accuser et à communiquer bruyamment. Nous voulons rappeler que notre premier devoir consiste à informer les consommateurs ce qui nous a amenés à revoir notre recommandation. Nous allons étudier ses demandes avec attention et y répondre sereinement.»
A lire aussiMarc Veyrat, otage de sa propre renommée
Et pourtant, il en a encore sous le pied le bougon de Manigod. Dans son potager foisonnent les pois gourmands, les salades, les courgettes, les navets, les tomates. Ce n’est pas un carré de verdure pour faire joli. C’est de la terre nourricière, du garde-manger des alpages. Poussez la porte de son four à bois encore tiède, il embaume le pain lourd et sincère qui dure plus longtemps que les jours sans baguette. À table, il rend hommage à la betterave rouge par la magie de l’assaisonnement discret et élégant et une ondée d’herbes sauvages. Il réussit à marier le cabillaud avec la très casse-gueule racine de gentiane, réputée imbouffable autrement qu’en gnôle pour la digestion. Le montagnard aime aussi convoquer les antipodes quand il cuisine le homard en bretonnant avec la sauce armoricaine et en y ajoutant une sauce au bleu de Termignon, ce trop rare fromage des Alpes. C’est le choc des cimes et de l’océan et c’est convaincant. Tout comme la sauce au foin qui accompagne l’agneau en cocotte où les cèpes fraîchement cueillis jouent le loup dans la bergerie. Mais tout cela, Veyrat semble l’oublier quand il rumine sans fin.