Textes et dessins publiés dans Libération le 21 avril 2005.
Le démiurge
Souvent Chirac varie. Mais parfois, la girouette se fixe un cap. Et s'y tient. Si le chiraquisme d'opposition s'est traduit en un flux d'imprécations volontaristes, le chiraquisme de gouvernement s'est fréquemment réduit à une illustration de l'impuissance politique. Pourtant, il y eut des moments, rares, où le verbe s'est fait acte. Et où l'action s'est faite durable. Le chef de l'Etat a osé quelques choix audacieux, en particulier sur les deux terrains où s'édifie la statue du démiurge élyséen : le monde et l'histoire. A peine élu, le bourbier bosniaque lui donne l'occasion de tester sa diplomatie du coup de menton. Et de rompre avec les atermoiements de son prédécesseur. Huit ans plus tard, cultiver le filon de l'antiaméricanisme lui vaut l'oscar du meilleur ennemi de George W. Bush. Sa performance lui permet de transposer ses miraculeux 82 % du 5 mai 2002 à l'échelle planétaire. Son plus grand rôle, celui qui lui fait espérer laisser une petite trace dans l'histoire. Pour s'y glisser, Chirac prend aussi soin de réconcilier la France avec sa mémoire. A l'occasion du 53e anniversaire de la rafle du Vél d'Hiv, il renoue le fil du temps pour que le pays assume ses fautes. Cahin-caha, il adopte la même posture intransigeante vis-à-vis de l'extrême droite. Ce statut d'adversaire viscéral de Le Pen lui assura, en 2002, un surréaliste triomphe. Et un soupçon d'onction gaulliste. «J'ai entendu et j'ai compris votre appel», lança-t-il ce soir du 5 mai. L'appel eut toutefois moins de conséquences que son ancêtre londonien. Et, à défaut de Petit-Clamart, Chirac a dû se contenter d'un tireur isolé le 14 juillet 2002. Renaud Dély
Le caméléon
«Je vous surprendrai par ma démagogie.» Lâchée par Chirac au début de sa campagne de 1995, cette phrase sonne comme sa matrice politique. Le Président ne revendique qu'une idéologie : le pragmatisme. Il s'adapte à tout. Et à tous. Premier Premier ministre de cohabitation sous Mitterrand, président cohabitationniste avec Jospin, libéral version Thatcher dans les années 80, héraut du volontarisme politique dix ans plus tard avec la fracture sociale… à laquelle il renoncera pour la rigueur. Don Quichotte planétaire, il se rêve en idole des damnés de la terre et vend du vent. Le verbe comme moyen d'action pour contourner les réalités. Comme si discourir était agir. Pompier du globe, apôtre du développement durable, champion de la biodiversité, ami des peuples premiers… Le dérapage sur «le bruit et l'odeur» des immigrés est oublié, il est prêt à tout pour laisser son nom à la postérité. Antoine Guiral
Le tueur
Il a eu des rivaux, des fils spirituels et des jeunes ambitieux pressés de lui mordre les mollets. De tous ceux-là, il ne reste plus que Nicolas Sarkozy, ou presque. Jacques Chirac a réussi à faire le vide dans la droite française. Les concurrents, vieux ou jeunes, ont été éliminés, laminés, étouffés. Valéry Giscard d'Estaing, avec lequel Chirac constitua longtemps le couple infernal de «Plic» et «Ploc», a fini par renoncer à l'Elysée. Edouard Balladur a mis fin à ses ambitions au soir de sa défaite au premier tour, en 1995. Avant lui, Raymond Barre avait aussi jeté l'éponge. La génération suivante n'a pas eu plus de chance. Alain Juppé, né en 1945, a longtemps été plombé pour avoir plongé les mains dans le cambouis du système chiraquien. Quant à François Léotard (1942), (auto)désigné comme jeune espoir de la droite, il a pris sa retraite la soixantaine venue. La liste est longue de ces morts vivants du post-gaullisme, de Charles Pasqua à Alain Madelin, Philippe de Villiers ou l'éphémère bande des «rénovateurs» de 1989. Certes, il n'est pas le seul artisan de leur chute, mais Chirac est resté le maître incontesté du maniement de la chausse-trappe et de l'art du croc-en-jambe, jouant des faiblesses de l'un, des erreurs de l'autre. Nicole Gauthier
Le père et marri
Il suffit d'imaginer un turban et un rien de rouge à lèvres. Et hop ! le tour est joué et la ressemblance saisissante : Jacques Chirac, c'est la résurrection de la regrettée Alice Sapritch dont il a le style ou, à tout le moins, les yeux. Cette sorte de prunelle flottante dont on ne sait jamais si elle est un début de stupeur ; la suite logique d'une absorption intensive de boissons viriles au Salon de l'agriculture ; ou la fin des haricots (genre : «Si PPDA continue à me poser des questions abracadabrantesques, 14 Juillet ou pas, je le baffe sévère !»). A moins que ce regard flou ne soit le troisième œil, non pas tant celui de la sagesse que celui de Claude, qui veille à ce que la cravate de son papa soit toujours parfaitement nouée. Auquel cas, le style ne serait pas l'homme mais la fille. A qui on doit, semble-t-il, que le Président ait réformé les sacs-poubelles qui lui tenaient lieu de costumes, qu'à la plage il porte un bermuda, certes imprimé de petits Mickey, mais qui vaut tout de même mieux que d'aller cul nu à Brégançon, que les caméras soient toujours à la bonne place, c'est-à-dire de face pour un effet lifting cathodique garanti, et les journalistes à la leur, le moins près possible. La fille tient cet art de la mise à l'écart de maman Bernadette. C'est pourtant dans ce registre de la distance qu'on sent que Chirac s'est fait le plus violence, lui qu'il fallait retenir par l'élastique dès que l'occasion se présentait d'aller embrasser n'importe quoi sur les deux joues. Gérard Lefort
L’intouchable
Décembre 2000. Les confessions posthumes de l’ancien faux-facturier du RPR Jean- Claude Méry jettent, pour la énième fois, une lumière étrange sur les relations entre Jacques Chirac et l’argent.
Juillet 2001. Cette fois, ce sont les révélations d'un voyagiste de Neuilly sur des déplacements réglés en espèces qui tiennent l'opinion en haleine. En titrant «Liberté, égalité, impunité ?» The Economist ironise : «Chirac fait de la politique depuis quarante ans, au service des contribuables, mais aussi à leurs frais.» Argent public, argent privé. Destin d'homme d'Etat et vie d'une famille où la politique occupe chaque seconde. Dans le clan Chirac, les frontières n'existent pas. Voilà pourquoi Jacques et Bernadette ponctionnent, entre 1987 et 1995, 9,5 millions de francs publics confiés en liquide aux cuisiniers du maire de Paris pour leurs frais de réception. Ou encore pourquoi Jacques et Claude s'envolent en Concorde vers New York en 1993 pour 119 339 francs réglés en espèces. Commissions occultes, soupçonnent des juges, fonds spéciaux du gouvernement, réplique Chirac sans aucune preuve. En définitive, l'argent a toujours occupé une place centrale dans sa vie. Pour autant, le style Chirac n'est pas celui des sociétés off-shore et des paradis fiscaux. Plutôt celui du liquide, de l'«oseille», des «biffetons». Version tontons flingueurs plutôt que Clearstream. Mais, tout compte fait, pourquoi se serait-il privé ? Le statut pénal du chef de l'Etat l'a placé hors de portée des juges. Et ces vacances somptuaires dans des palaces ont construit l'image d'un homme flambeur et roublard, mais tellement sympa… Fabrice Tassel
L’homme de clan
Les journalistes étrangers aiment ironiser sur la monarchie républicaine et familiale française. Difficile de leur donner tort. Pour un Chirac élu, ils sont trois à régner : Jacques, Bernadette et Claude. Sa femme vibrionne à travers ses actions caritatives, s’affiche avec les people et joue les fausses iconoclastes… sans rater la messe ou les sorties contre le Pacs. Ce qui permet d’humaniser la famille, de consolider les liens avec la droite traditionnelle tout en draguant une droite plus décalée. Conseillère en com, la fille, Claude, ne croit qu’au pouvoir de l’image. Elle a transformé l’Elysée en bunker et instauré autour de son père un cordon sanitaire avec la presse. Pas un détail de la mise en scène présidentielle ne lui échappe.
Au-delà de ce noyau dur, le clan Chirac ne s'élargit guère. Le Président a tellement tué d'adversaires potentiels qu'il a peu de vrais amis et ne fait confiance à presque personne. Certes, il a ses visiteurs réguliers. Des vieux grognards de la chiraquie comme Jean-Louis Debré ou Pierre Mazeaud. Il y a aussi le gendre idéal, François Baroin. Plus homme de main qu'homme de confiance, Dominique de Villepin occupe une place singulière dans le clan. Contre Jospin en son temps, George Bush ou Nicolas Sarkozy, il fournit des solutions, échafaude des plans d'attaque et se charge parfois lui-même de la besogne. Deux vieux conseillers du Président sont également consultés pour les grandes décisions : Jérôme Monod, ancien grand patron, et Maurice Ulrich, ex-PDG d'Antenne 2. Enfin, un homme, Alain Juppé, occupe une place à part. C'est peu de dire que son influence a été proprement énorme depuis une vingtaine d'années. Artisan de la victoire de 1995 puis de 2002, c'est lui qui a décidé de mettre Jean-Pierre Raffarin à Matignon et a eu la haute main sur la constitution de ses gouvernements. A.G.
Le commis voyageur
«Quelles que soient les circonstances, la France votera non parce qu'elle considère, ce soir, qu'il n'y a pas lieu de faire une guerre pour atteindre l'objectif que nous nous sommes fixé, le désarmement de l'Irak.» Le 10 mars 2003, Jacques Chirac annonce une décision qui restera dans l'histoire : la France opposera son veto à une résolution autorisant le recours à la force en Irak. Lorsqu'il décide d'aller jusqu'au bout dans l'affrontement avec les Etats-Unis, il sait que les Français le suivent. Les opinions européennes aussi. Multilatéralisme, multipolarité, lutte contre les grands maux de la planète : sans jamais se lasser, Chirac expose sa vision du monde, quitte à exaspérer. Chirac aime les voyages, les bains de foule, les poignées de main. Sa région de prédilection est l'Asie. Dès qu'il le peut, il s'arrête pour visiter un temple ou un musée. En Afrique, il se sent bien. Mais s'il joue les sages, il n'est guère regardant sur le respect des droits de l'homme. Mais sa politique africaine connaît des soubresauts, notamment en Côte-d'Ivoire avec le rapatriement des résidents français à la fin 2004. Avec Poutine, il fait aussi preuve d'une indulgence coupable, arguant de la nécessité d'avoir une Russie stable. Son voyage le plus spectaculaire fut en Algérie en mars 2003, la première visite d'Etat d'un président français depuis l'indépendance. Véronique Soulé
Le pacha
Flatter les croupes des vaches, serrer les mains, engloutir de la tête de veau, oui, mais à condition de dormir dans un château. Jacques Chirac aime son confort et ses habitudes. Il a toujours vécu dans les palais de la République. Versatile en politique, Chirac est en revanche fidèle à ses lieux de villégiature. De l'hôtel de ville à l'hôtel Royal Palm, à l'île Maurice, en passant par la Corrèze, le fort de Brégançon et le Japon, la Chiraquie se décline en quelques sites qui ne varient guère. Sa maison aura été pendant plus de vingt ans la mairie de Paris. C'est là qu'il a passé l'essentiel de sa vie publique. Et en 1995, il met plusieurs mois avant d'en abandonner les clés aux Tiberi. Mais sa vraie «patrie» politique reste la Corrèze, où il fut parachuté en 1967. Depuis 1969, il y possède le château de Bity, à Sarran, superbe manoir Renaissance inscrit à l'Inventaire des monuments historiques et que Chirac, fort pudique, a longtemps qualifié de… «grosse maison en ruine». Chirac n'aime toutefois rien tant que les vacances au soleil. Des séjours idylliques à l'île Maurice et la Réunion parfois gâchés par des révélations sur le prix de ses nuitées. Ne reste plus alors que l'austère et républicain fort de Brégançon (Var) où, sous l'œil des paparazzi, il apparaît en slip ou en «papy gâteau» poussant le landau de son petit-fils. Fabrice Drouzy