«Comme toujours, quand il s'agit de l'abaissement de la France, le parti de l'étranger est à l'œuvre avec sa voix paisible et rassurante. Français, ne l'écoutez pas. C'est l'engourdissement qui précède la paix de la mort.» Jacques Chirac, de l'hôpital Cochin, à Paris, où il est hospitalisé, appelle les Français à se mobiliser pour «combattre les partisans du renoncement et les auxiliaires de la décadence» que sont les europhiles au premier rang desquels figure le président de la République de l'époque, Valéry Giscard d'Estaing. Cet «appel de Cochin» est lancé le 6 décembre 1978, à six mois de la première élection du Parlement européen au suffrage universel qui, selon Chirac, est le début d'un engrenage qui mènera à «l'abaissement de la France».
Affrontements. Ce texte que l'on qualifierait aujourd'hui d'europhobe éclaire d'une lumière crue son héritage : non seulement le Corrézien d'adoption n'a jamais été un Européen de cœur, mais il a durablement affaibli le projet lui-même. Ainsi, à peine élu président de la République, en mai 1995, son premier acte européen est de suspendre l'accord de Schengen entré en application quelques semaines plus tôt. Dans la foulée, il s'en prend violemment à l'Italie dont la lire a été éjectée du Système monétaire européen (SME) en 1992, menaçant Rome de fermer les frontières françaises pour protéger l'agriculture française. Enfin, et c'est l'acte le plus grave de ce début de mandat, il annonce en juin 1995 la reprise des essais nucléaires. Or il n'a prévenu le chancelier Helmut Kohl que quelques minutes avant son intervention télévisée, ce que le chancelier ne lui pardonnera jamais, le sujet nucléaire étant hautement inflammable outre-Rhin.
Kohl verra ses préventions à l’égard de Chirac se concrétiser lors de la préparation du passage à l’euro. L’abandon de réformes en décembre 1995 à la suite de plusieurs semaines de grèves conforte les Allemands dans leur volonté d’imposer un carcan budgétaire, le Pacte de stabilité, afin de contenir ces fantasques Français. Les affrontements seront nombreux, mais Berlin imposera sa volonté. Ce que Chirac fera payer à son partenaire en mai 1998 en l’obligeant à accepter que le Néerlandais Wim Duisenberg n’effectue qu’un demi-mandat à la tête de la Banque centrale européenne pour laisser sa place à Jean-Claude Trichet. L’arrivée au pouvoir, en septembre 1998, du social-démocrate Gerhard Schröder, aussi peu européen que l’est Jacques Chirac, ne va rien arranger.
Confiance. En juin 1999, le combat entre les deux hommes est rude : Schröder veut tailler dans la politique agricole commune, ce qui contraint Chirac à prendre à sa charge une partie de la ristourne versée aux Britanniques et payée par l'Allemagne… Le sommet de Nice en décembre 2000, qui accouche d'un traité mal fichu, voit Allemands et Français se crêper à nouveau le chignon. L'Europe est au bord de l'abîme. C'est là que Chirac accomplira son seul acte européen en renouant avec Schröder. Avec succès : les deux hommes s'entendront en 2002 sur des propositions communes très allantes au début de la négociation du traité constitutionnel européen. Mais Chirac ne parviendra pas à gagner le référendum de mai 2005, ce qui ébranlera pour longtemps le peu de confiance que l'Allemagne portait encore à la France.
Jean Quatremer