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Libération
Témoignage

Aurélien Bellanger : «Chirac a été un mauvais président et il le savait»

Pour l’écrivain et philosophe, Jacques Chirac, qui était une machine à conquérir le pouvoir, est arrivé au bon moment en incarnant un vrai candidat de la droite, viriliste et énergique.
Jacques Chirac, le 9 septembre 2005. (PATRICK KOVARIK/Photo Patrick Kovarik. AFP)
publié le 29 septembre 2019 à 20h21

«Je n'ai vu Jacques Chirac qu'une seule fois, dans des circonstances bizarres. C'était le 21 avril 2002, j'avais 22 ans, je n'habitais pas Paris mais j'étais venu pour l'occasion. Je traîne dans les rues, du côté des locaux du Parti socialiste, puis je vais rue du Faubourg-Saint-Martin, devant le quartier général de Chirac, et je crie : "Chirac, escroc, voleur !" Je finis par escalader des toilettes de chantier et là, je le vois arriver : je n'ai jamais vu une telle joie sur un visage. Avec le recul, c'était un peu immoral. Car il avait joué un jeu extrêmement pervers, il était pour beaucoup dans le score de Jean-Marie Le Pen.

«Ensuite, j’ai un souvenir de glaciation. On a souvent accusé l’Europe de dépolitisation. Mais pour moi, la vraie dépolitisation, c’était Chirac et ses douze ans de présidence subie. Même Dominique de Villepin était décalé à la tribune de l’ONU. C’était de l’incantation. Le non à l’Irak n’a été joué à aucun moment comme un truc qui pouvait marcher. C’était bien de ne pas avoir Blair ou Aznar à la tête du pays, mais en termes de realpolitik, c’était vain.

«Sarkozy, à la limite, a permis de refabriquer du politique. Chirac, lui, promenait son être dans un futur tardif. Un personnage de Sautet. Le dernier mec qui cocufiait sa femme de façon rigolote. Cela marchait peut-être dans les années 80, mais dans les années 2000, ce n’était plus le cas. La France de Chirac, c’est si brouillé. Il a été un mauvais président et il le savait lui-même. Il avait cette espèce de mélancolie qui frôlait la dépression. Il a été l’étalon fougueux d’une certaine droite, une incroyable machine à conquérir le pouvoir, sans aucune morale. Mitterrand avait une loyauté très forte vis-à-vis de ses amis, mais avec un fond nauséabond. Alors que Chirac, in fine, ce n’était pas grand-chose. Il est juste tombé au bon moment, il était le plus énergique. Et il s’est métamorphosé instantanément en grand-père. J’ai mis du temps à comprendre que c’était un bel homme. Pour moi, avec son pantalon trop haut, c’était un papy.

«Et puis les années Chirac, c'est les Guignols. Les Guignols n'ont jamais aussi bien chopé un personnage, il est devenu profondément attachant par sa veulerie même. Ils ont transformé un énarque arrogant en un type sympathique et populaire. Les Guignols, en fait, ont refabriqué Sganarelle. C'est un loser absolu qui s'est fait trahir par son ami de trente ans, Balladur, c'était irrésistible.

«Il y a eu avec Chirac une sorte de méprise. Ses grandes réformes se sont fracassées sur les grèves de 1995. La séquence de mes 15 à 25 ans, en gros les années Chirac, c’est pour moi une période confisquée. La France s’ennuie. 2002 a été ma première grande campagne et elle a été confisquée par l’ennui. Il a incarné politiquement la dérive affairiste du parti gaulliste. Il a fait le job d’être un vrai candidat de droite, la droite qu’on aime détester, le virilisme, la culture du chef. Jospin, lui, incarnait la gauche morale. Entre les deux, ça ne pouvait pas marcher.

«Ce que je retiens de Chirac, c’est Jospin et Sarkozy. Jospin, son mot-clé un peu pénible était citoyenneté, il était incontestablement de gauche. Après, Sarkozy a été incontestablement de droite. Il y avait quelque chose de plus ferme dans l’offre politique. La campagne présidentielle de 2002 s’est faite exclusivement sur l’insécurité, une bêtise idéologique mais très efficace politiquement. Sarkozy, à la manœuvre, deviendra d’ailleurs ministre de l’Intérieur par la suite… La réinvention du populisme de droite, c’est Sarkozy. Chirac n’est qu’une marionnette, ce n’est pas un idéologue, il n’a aucune vergogne. Il y a une sombre splendeur dans le personnage de Mitterrand, qui prend de la valeur avec le temps. De Jacques Chirac, il ne restera presque rien. A part que la France aura eu le président qui ressemble le plus à Alain Delon, avec son côté charmeur et sulfureux.»

Philosophe de formation, Aurélien Bellanger est écrivain et chroniqueur sur France Culture. Ces derniers mois, il a publié une sélection de ses chroniques, la France (Gallimard-France Culture), et un roman, le Continent de la douceur (Gallimard).