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Libération
Hommages

Chirac, souvenirs d’une genèse en Corrèze

A Ussel, «Libération» a rencontré ceux qui ont vécu, encouragé ou accompagné l’ascension du jeune espoir gaulliste dans le département.
En 1976, le maire d'Ussel et député Henri Belcour (à gauche), Jacques Chirac dans un bar. (Courtesy Henri Belcour)
publié le 29 septembre 2019 à 20h31

Six gros albums et pas une photo de famille. Ou plutôt si : celles de la famille politique qui s’était composée autour de Jacques Chirac en Corrèze. On y voit un drôle de couple, formé par le futur président de la République et son suppléant Henri Belcour, médecin de campagne comme son père, maire d’Ussel depuis 1965. Il y a des képis, des bérets, des rubans qu’on coupe, des premières pierres qu’on pose, des comptoirs, des vieilles bâtisses, des vaches, des ambiances de vin de l’amitié et de comice. Mais aussi Chirac qui fume, qui téléphone, qui serre des mains, qui rit, qui attend que ça se passe, qui baîlle parfois…

Henri Belcour est mort en 2003. Dans la salle à manger de sa maison d'Ussel, il n'y a plus guère les grandes assemblées où, comme le raconte sa veuve, Marie-France Belcour, «on pouvait être trente à table et Jacques arrivait avec des journalistes et hop, hop, hop… on remettait des couverts». Seize ans après la disparition de Belcour et deux jours après celle de Chirac, qui est encore autour de la table ? Quelques-uns qui se souviennent.

Jeune gêneur

Ce samedi où les albums ont été sortis des armoires, Michel Ferry, général de gendarmerie en retraite, en poste à Ussel de 1969 à 1979, est chez les Belcour. Il a appris la mort de Jacques Chirac sur la route. Plus tard dans la journée passe Françoise Limoujoux, cousine des Belcour mais surtout figure importante dans l’atterrissage de Chirac en haute Corrèze. Le lendemain, François Vergnes, avocat originaire du coin qui fit la campagne de Chirac aux législatives de 1981, vient déjeuner. Et là, on s’aperçoit que l’histoire de Chirac en Corrèze, on ne l’a jamais entendue de la bouche des témoins de l’époque.

Jacques Chirac, ministre de l’Agriculture, en 1973 à Ussel.

Photo Courtesy Henri Belcour

Jacques Chirac est un authentique Corrézien. «Ses quatre grands-parents étaient de Corrèze», souligne Marie-France Belcour. Très rare. Elle est certaine qu'il «se sentait ici comme quand il était enfant, en vacances à Sainte-Feréole, alors qu'à Paris, avec son père, ce n'était pas tous les jours très drôle». Vu de la capitale, le jeune énarque, magistrat à la Cour des comptes, qui veut se présenter aux élections législatives de 1967 dans la troisième circonscription de Corrèze, n'est pas un parachuté. Vu de Brive-la-Gaillarde, basse Corrèze, c'est différent. Si la famille Chirac est bien originaire de cette partie du département, le jeune Jacques est un gêneur. Là-bas, le roi, c'est Jean Charbonnel, gaulliste «de gauche», député depuis 1962, et qui vise la mairie de Brive. Et il n'a aucune intention de dégager le terrain.

Dîner-traquenard

En janvier 1966, Marie-France et Henri Belcour sont invités à dîner chez leurs cousins Limoujoux, à Limoges. «Il y avait là les Charbonnel et Jacques Chirac, que je voyais pour la première fois», se souvient Marie-France. Le dîner a pour objectif de convaincre Henri d'être le suppléant du jeune espoir gaulliste qui va partir au combat sur les terres difficiles de la haute Corrèze, où la gauche a de beaux ancrages. Le canton de Bugeat, par exemple, c'est onze communes et autant de maires PCF. Sans parler de la culture rad-soc, avec Henri Queuille pour héros local. Or, l'année précédente, Henri Belcour a délogé le maire d'Ussel à la surprise générale, et à la sienne en particulier. Médecin, il n'avait accepté d'être sur la liste que placé tout en bas. Les panachages l'expédient au sommet des suffrages et à la mairie.

Belcour n'est ni un politique de carrière ni un gaulliste encarté. A ce dîner-traquenard, les participants doivent la jouer fine. «Chirac était très intelligent. Il n'a pas ouvert la bouche. Mais nous non plus», se souvient Marie-France Belcour. Déjà que son mari est devenu maire sans trop le chercher, il ne veut pas risquer de se retrouver député. «Sinon, il se serait présenté et Jacques serait allé voir ailleurs», dit son épouse. Bref, on se quitte sans accord : commence une guerre d'usure. Chirac, qui avait passé au tamis tous les élus du coin, «savait qu'il ne pouvait pas gagner sans Henri», raconte Françoise Limoujoux. Il va régulièrement voir Belcour. «Il lui disait : "Venez avec moi." Henri ne répondait rien et se balançait sur un rocking-chair que je lui avais offert.» Juste un sourire en coin. Chirac : «Vous souriez, docteur ?» Pas de réponse. «Ça a duré un an, jusqu'à un oui mou.» «On est devenus copains aussi sec», complète Marie-France Belcour. Quelques jours plus tard, un ami de Chirac venu dîner chez eux dit à l'épouse : «Mais vous ne vous rendez pas compte, madame Belcour, dans trois mois Jacques est ministre !» Ne s'y attendait-elle pas ? «Evidemment non ! Jacques avait 33 ans, c'était un gamin…» La prédiction était pourtant juste : Henri Belcour va siéger neuf ans à l'Assemblée à la place de Chirac, éternel ministre ou sous-ministre.

Le 5 mars 1967, soir du premier tour, Marie-France Belcour et Bernadette Chirac apprennent que dans deux premiers bureaux dépouillés, «on était dans les choux», narre la première : «On part à la mairie, on arrive, on voit l'opposition avec des sourires comme ça. Bernadette me dit : "Qui c'est, ceux-là ?" Je lui réponds : "Nos adversaires, vous voyez bien qu'ils rigolent." Mais finalement on a gagné, grâce à Ussel.» Grâce à Henri le maire. Et de peu : 50,73 % des voix. Dans son journal, Marie-France Belcour a juste écrit : «Ouf !»

 «Petits pâtés»

En Corrèze, Chirac est-il si différent du style «exécution-pas-de-discussion» qu'on lui connaît à Paris ? Pour le rythme, pas sûr. Michel Ferry, le gendarme retraité, raconte : «Il arrivait de Paris le matin par le train de nuit et il attaquait tout de suite.» Programme de la journée, écrit sur une minuscule feuille de route : «Samedi 25 novembre 1978. 11 h 30 : Tulle. Décoration Colonel Brétegnier. 12 h 30 : départ de Tulle. 13 heures : déjeuner des maires du canton de Treignac au restaurant Faure de Madranges. 16 heures : rendez-vous avec M. Brousse à Egletons - visite travaux lycée. 17 heures : RV mairie d'Egletons. 18 heures : conseil municipal à Saint-Merd-de-Lapleau. 20 heures : [Château de] Bitty (sic). Mme Chirac, Mme Pompidou.» 204 kilomètres de virages. «Trois week-ends sur quatre pendant des années, et bravo pour les femmes et les enfants», résume la veuve.

Ussel, 3 février 1972. Au domicile de Henri Belcour, avec Maurice Fitz, journaliste à la Montagne.

Courtesy Henri Belcour

En Corrèze, comme ailleurs, Jacques Chirac est un mangeur. Seule nuance, il mange local. Une dame présente samedi à Ussel pour l'hommage à son ancien député : «Quand il a visité la chocolaterie, il prenait direct les rochers de la Diège sur la grille, et bloum, bloum, bloum…» François Vergnes, l'avocat venu déjeuner chez Marie-France Belcour : «En avance à une réunion des avocats corréziens, on est tous les deux, il me parle des petits pâtés de Marie-France.» D'ailleurs, un jour où on lui avait proposé des tourtous (crêpes corréziennes), il avait réclamé le petit pâté pour les accompagner. Marie-France Belcour : «J'avais fait un bouillon et il me dit : "Où est la viande ?" Ah ça, il avait de l'appétit.»

Peut-être y a-t-il également un effet Corrèze sur son humeur. «Un jour, j'ai oublié de mettre mes galons sur ma chemise, raconte Michel Ferry. Chirac me dit : "Vous n'avez plus de galons, mon capitaine ?" J'ai répondu que ma femme était en vacances.» Un humour d'hommes. Un style d'homme, aussi. «Il avait les mains dans les poches, la clope au bec», admire Françoise Limoujoux. «Bien sûr qu'il était joyeux, sinon il n'aurait pas entraîné tous les autres», estime Marie-France Belcour.

Sur les photos, ce qui frappe, c'est son imperméabilité totale au sentiment de ridicule. Le voilà perché en haut de cinq marches, surplombant deux rangs de filles en costume folklorique des Compagnons de la joie au village, troupe dirigée par l'abbé Buge. Jacques Chirac n'a pas l'air plus coincé que ça. Au rythme des trois week-ends sur quatre, le paradoxal maire de Paris est entré dans le paysage corrézien, et parfois on se demande si ses électeurs perçoivent sa vie d'ailleurs. Un monsieur venu à Ussel rendre hommage à Chirac samedi : «On n'en parle pas, mais le nombre de gens qu'il a placés…» Euh si, on en a parlé. Même en justice.