Le procédé rappelle les heures pas si lointaines où l’actualité corse s’écrivait aussi la nuit. Sans qu’il ne soit possible de dire exactement quand, le quotidien Corse-Matin a été convié récemment à une conférence de presse clandestine, tenue par cinq personnes vêtues de noir, encagoulées, armées, et posant derrière une banderole FLNC (Front de libération nationale corse). Après s’être prêté au jeu d’une courte vidéo, le groupe a transmis une communication d’une page, signée par le slogan «a Libertà o a morte». Elle revendique une filiation avec le manifeste historique du FLNC, daté du 5 mai 1976 : «Nous appelons tous les Corses qui ont à cœur la survie de notre peuple à nous rejoindre dans la lutte d’indépendance.» Et d’égrener les «interdictions et préconisations suivantes» : interdiction pour les non-Corses d’acheter des biens immobiliers, incitation à remplacer les non-insulaires par des Corses dans tous les emplois, rendre la langue corse obligatoire de la maternelle au CM2, déterminer un quota sur la présence touristique, ainsi que l’avènement d’une taxe de séjour.
«Revendication claire»
En l’état, il est difficile de cerner l’ampleur du réseau pouvant s’abriter derrière cette initiative spectaculaire. Depuis plusieurs mois, les services de renseignement scrutent avec attention une possible résurgence de la violence politique dans l’île – le FNLC avait officiellement déposé les armes en 2014. Plusieurs alertes ont eu lieu ces derniers mois, la plus spectaculaire datant de mars, avec le plasticage de deux villas, à Sagone et Venzolasca.
Possédées par des personnes résidant sur le continent, les deux propriétés ont été soufflées par l'explosion de bouteilles de gaz coiffées d'un dispositif de mise à feu. C'est dire si, dans ce contexte tendu, l'annonce de la reformation d'un FLNC a été prise au sérieux par les autorités. Tôt ce mardi, le parquet national antiterroriste (Pnat) s'est saisi des investigations. «Même s'il est possible qu'on ait affaire à des petits, même si on n'a pas d'armes de guerre apparentes sur les images, on a une revendication claire et qui fait référence au mouvement de mai 1976 dont on a connu les conséquences», a abondé une source proche de l'enquête.
Une réponse à l’emprise mafieuse qui s’étend en Corse
Cet événement est-il lié au climat délétère qui règne depuis quelques semaines sur l'île, ponctué par plusieurs assassinats ? Le 12 septembre, le jeune militant nationaliste Maxime Susini a été abattu au petit matin alors qu'il se rendait à sa paillote, située sur la plage de Cargèse. Depuis, un élan quasiment sans précédent traverse la société civile, bien décidée à s'élever contre l'emprise des bandes criminelles sur la Corse. La plus puissante, celle dite du «Petit bar», est régulièrement pointée du doigt pour son extrême prédation sur la prospection immobilière. «Il est tentant de voir derrière certaines formules de ce communiqué un avertissement à la mafia, observe une source sécuritaire, mais absolument rien ne le certifie à ce stade. La Corse a connu par le passé des troubles importants, opposants "affairistes" et "idéologues", mais la mafia et la radicalité politique ont leurs moteurs propres, et l'avenir tel qu'il se dessine dans un futur proche semble favorable aux deux.» A Bastia, certains croient déceler (l'espèrent-ils ?) la main de ce néo-FLNC derrière un tag griffé dimanche dans le centre-ville, clouant au pilori les noms de plusieurs familles notoirement liées au grand banditisme.
Samedi, des membres de la société civile se réuniront symboliquement à Cargèse, le village de Maxime Susini, pour créer formellement un collectif anti-mafia. Plusieurs intellectuels corses – dont l’écrivain Jerôme Ferrari (prix Goncourt 2012), le chanteur du groupe I Muvrini Jean-François Bernardini, ou encore l’ex-dirigeant du FLNC Léo Battesti – entendent ainsi préempter le débat autour de la violence, par opposition à une classe politique aphone. Jusqu’ici, seul le président de l’Assemblée de Corse, Jean-Guy Talamoni, a tenu des propos cinglants : «Pour lutter contre un péril mortel, le plus sûr est la mobilisation de tous.» Dimanche, de premiers débats ont eu lieu à Corte, organisés par la sphère indépendantiste. Très ému, l’oncle de Maxime Susini, Jean-Toussaint Plasenzotti, a libéré une parole rare : «il a été assassiné par la mafia. Il a été assassiné parce qu’il s’opposait à leurs intérêts à Cargèse. Ce n’est pas un mort de plus, c’est un mort d’une autre dimension. Et souvenez-vous bien de ce que je vais vous dire : Maxime n’est pas le premier. Il y en aura d’autres.»