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Libé des géographes

Industrie : barils en la demeure

L’implantation des usines a longtemps été un facteur de l’urbanisation moderne, avant qu’accidents et pollutions ne mènent à une méfiance générale et à une politique de gestion des risques complexe à mettre en œuvre.
Au Petit-Quevilly, dans la banlieue Sud de Rouen, le 26 septembre. (Photo Philippe Lopez. AFP)
par Brice Gruet, Maître de conférences en géographie à Paris-Est Créteil et Antoine Le Blanc, Université du Littoral-Côte d’Opale
publié le 2 octobre 2019 à 20h26

Si elle est rarement médiatisée, l’accidentalité industrielle est un phénomène courant en France. Tous les accidents et incidents sont, en théorie du moins, communiqués, et répertoriés. Leur nombre est effrayant - chacun pourra se faire son idée en consultant la base de données Aria du ministère de la Transition écologique, mais cela permet peut-être de remettre l’accident rouennais dans un contexte plus vaste.

Historiquement, en France, le développement des industries s'est accompagné d'une croissance urbaine particulière : les ouvriers doivent habiter le plus près possible de leur lieu de travail. On invente les corons, les cités, des lieux de vie se créent, des villages… Cette tendance ne se fait pas dans l'ignorance des risques. On sait depuis longtemps que les industries sont aussi le lieu d'accidents, et de ce qu'on appellera plus tard des pollutions. Mais la croissance est forte, et l'industrie reine. C'est vers la seconde moitié du XXe siècle que la tendance s'inverse et qu'on éloigne les habitations des industries, qu'on commence à se méfier, à donner plus d'importance au discours et à la réalité des accidents et des pollutions.

Dilemmes quasi insolubles

En France, un tournant majeur est pris juste après l’accident d’AZF à Toulouse, en 2001. Les débats menés après cette catastrophe et son impact considérable amènent à voter, en 2003, la loi dite Bachelot : ce texte encadre mieux la gestion des risques technologiques, met en place des plans de prévention de ces risques (dits PPRT), demande aux communes concernées d’établir des instances de concertation et des périmètres de sécurité autour des établissements à risque (classés Seveso). Mais très vite surgissent des questions concrètes et des dilemmes parfois quasi insolubles. Que faire lorsque des habitations se situent à l’intérieur des périmètres de sécurité nouvellement dessinés ? Que faire lorsque ce sont des activités économiques qui sont touchées ? Doit-on déplacer les usines et risquer de faire perdre leur emploi à des milliers de personnes, ou déplacer des habitants parfois là depuis des décennies ? Ou doit-on considérer qu’il existe un risque «acceptable» ?

La complexité redouble lorsque l’on considère que les usines sont proches les unes des autres, qu’il existe des «effets domino», qu’on a énormément de mal à mesurer des aléas très incertains, qu’il faut prendre en compte de nombreux flux et mobilités, que les risques considérés sont de natures très diverses - des explosions ou incendies aux pollutions plus diluées dans le temps et l’espace, des catastrophes spectaculaires aux impacts sur la santé à très long terme…

Nous manquons encore de beaucoup d’éléments solides pour bien comprendre ce qui s’est passé à Rouen, mais nous pouvons donner un peu de perspective à cet événement. Peut-on déjà parler de catastrophe à propos de l’incendie survenu ? Sans doute pas, notamment du fait que l’événement n’a pas fait de victimes. Pourtant, le mot circule dans les actualités et semble faire partie du vocabulaire ordinaire pour désigner ce qui est arrivé. Mais au-delà de l’incendie et de son déroulement, restent des réactions très vives de la part des habitants, de nombreuses interrogations et aussi des doutes sur le message officiel. En fait, lorsqu’un événement de ce type survient, les réactions entrent en résonance avec tout un arrière-plan historique et culturel aussi trouble que puissant.

Catastrophes passées

L’incendie rouennais rappelle que la France demeure industrielle, même si certains parlent un peu rapidement d’une ère postindustrielle. Cet oubli ou cette volonté d’effacement des industries dans la ville, notamment avec la multiplication des «écoquartiers», se heurte à la réalité du risque, théoriquement connu des autorités, mais plus flou pour les habitants. La France a eu et a encore une relation aux installations industrielles bien différente de ce qui se pratique ailleurs, notamment en Allemagne, où les réflexions sur l’intégration des industries dans la ville ont été beaucoup plus poussées. C’est peut-être pour cette raison que les usines dérangent, à tort ou à raison, dans notre pays.

On a pu voir dans les manifestations survenues à Rouen des participants munis de masques à gaz et de combinaisons qui rappellent les sinistres NBC, ces protections contre les pollutions «nucléaires, biologiques et chimiques» qui avaient fait leur apparition à la fin de la guerre froide. Ce n’est pas anodin. Dès qu’une crise survient, surtout dans le domaine de l’industrie chimique, réapparaissent les spectres de catastrophes passées. Seveso tout d’abord, dont le nom évoque le grave accident industriel survenu au nord de Milan en 1976. Déjà à l’époque, l’absence d’informations fiables avait donné lieu à de nombreuses spéculations. Que s’était-il exactement passé ? Quels étaient les risques pour la population ? Comment faire confiance aux industriels incriminés dans l’accident, vite rebaptisé «catastrophe» ?

Le nom même de Seveso est ainsi devenu synonyme de danger incontrôlable et de pollution aggravée. Mais les pollutions chimiques sont mises dans le même sac que celles d’origine nucléaire. Et c’est bien entendu la catastrophe de Tchernobyl, survenue en 1986, qui vient immédiatement à l’esprit. L’URSS avait alors joué la «transparence», tandis que les autorités françaises s’enfermaient dans un déni devenu un cas d’école de désinformation volontaire. Ces deux références que sont désormais Seveso et Tchernobyl dans l’imaginaire collectif ont eu pour effet d’engendrer une profonde défiance vis-à-vis des autorités. Toutes les législations et les appels à la raison n’y feront rien : l’accident semble toujours renvoyer à ses semblables et provoque une anxiété à la (dé)mesure de l’absence de contrôle sur des activités productives développées au sein des sociétés hyperindustrielles qui sont les nôtres.