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Libé des géographes

Monétiser l’usage de la rue, un nouveau visage de l’ubérisation

En pleine mutation, les modèles économiques d’urbanisation tendent actuellement à déplacer la création de valeur vers des espaces de circulation jusqu’ici considérés comme gratuits.
Gare du Nord, mercredi. (Photo Lucile Boiron)
par Renaud Le Goix, géographe, Université Paris-Diderot UMR Géographie-Cités 8 504
publié le 2 octobre 2019 à 19h56

«Faire entrer la gare dans la ville et la ville dans la gare» : c'est l'un des slogans du projet contesté que porte StatioNord, une société d'économie mixte détenue majoritairement par Ceetrus (filiale immobilière du groupe Auchan) et par la SNCF Gares & Connexions, actionnaire minoritaire. Cette coentreprise est en charge de la restructuration de la gare du Nord, à Paris : travaux d'infrastructures, création de nouveaux espaces d'activités, commercialisation et gestion des surfaces de restauration, de commerce, de loisirs, et de service.

Projet global

L'objectif est celui d'une opération de rénovation et d'agrandissement des espaces, sans coût direct pour la SNCF, mais lui rapportant des ressources d'exploitation (redevances). L'objet est intéressant par la nature de ces espaces, car le programme promet du classique, bien connu des usagers de la gare Saint-Lazare ou de Montparnasse (des commerces, des restaurants), mais il est aussi question d'intégrer dans ces lieux de transit des usages plus fluides, tels que des salles de sport, de l'événementiel, des équipements culturels et surtout, évidemment, des espaces de circulation. Il s'agit d'arriver à Paris ou de prendre un train, et donc de circuler plus aisément. Quand Jean-Louis Missika, l'adjoint à la maire de Paris en charge de l'urbanisme et de l'architecture, déclare dans le Monde, lundi, qu'il faut d'abord «réfléchir à la question des transports, de l'intermodalité avec les bus et les vélos, aux espaces mis à la disposition des voyageurs», le sujet de la critique porte sur la manière dont les acteurs de l'urbanisme intègrent ces espaces d'interface dans un projet global.

Parmi les enjeux, nombreux, il convient de s’arrêter sur la transformation des espaces publics à l’œuvre dans les projets urbains, abondamment commentée quand elle porte sur des partenariats public-privé et des éléments de privatisation des espaces publics. Les débats peuvent être particulièrement vifs s’agissant d’espaces d’interface tels que les aéroports, dont la concession à des entreprises privées d’exploitation a été abondamment commentée (Toulouse, par exemple, ou la privatisation d’Aéroports de Paris).

Trottinettes

Cette transformation de l'aménagement des espaces publics s'opère dans le cadre d'un glissement vers l'aval de la chaîne de valeur. Une étude de 2018 dirigée par Isabelle Baraud-Serfaty, consultante en immobilier (Ibicity) pour l'Institut Paris Région (1), met en évidence une mutation des modèles économiques des opérations d'aménagement, vers un changement de capture de la rente. La création de valeur ne porte plus tant, pour ces opérateurs, sur le foncier (l'amont) ou la commercialisation des mètres carrés, que sur les usages (l'aval). C'est à ce niveau des usages, entre l'opérateur de transport en commun (ferroviaire) et la rue que se situent aujourd'hui d'importants enjeux de la chaîne de valeur, car les nouveaux acteurs des mobilités (VTC, bornes de recharge électrique, trottinettes électriques, vélos…) accaparent de l'espace public qui n'est pas directement monétisé. Or ces acteurs du numérique vont jusqu'à cartographier les bordures de trottoir pour permettre aux passagers des VTC d'être débarqués aux endroits les plus stratégiques. En d'autres termes, l'ubérisation de l'économie urbaine est aussi une mise en valeur d'espaces de circulation dont l'usage est pour l'instant essentiellement vu comme gratuit, à l'exception notable du système de concessions des bars, kiosques et restaurants qui empiètent sur l'espace public.

Les acteurs de la ville ont compris, et depuis longtemps, la valeur de ces espaces d'interface. Ils développent des outils de gestion spécifiques permettant de livrer des espaces publics sans que le coût de leur gestion porte sur la collectivité - les privately owned public spaces par exemple, espaces publics construits par les promoteurs des tours à New York lors de négociations avec la mairie sur les droits de construction. Mais la problématique est déplacée de la propriété de l'espace à la question de l'accès à celui-ci, dans une concurrence très forte entre les usages. Ces espaces publics sont une ressource clé, théorisée sous le vocable de curb management. Outre les enjeux symboliques sur ces espaces, il convient évidemment d'assurer à la collectivité une certaine maîtrise, car ils sont aujourd'hui l'un des actifs qui a le plus de valeur dans la ville.

(1) «Modèles économiques des projets d'aménagement», 2018. Rens. : InstitutParisRégion.fr