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Libération
Récit

Procès Mediator : la tromperie en question

Mediator, le procèsdossier
Près de deux semaines après le début des audiences, le tribunal a entendu les inspecteurs de l’Igas afin de déterminer si Servier a volontairement dissimulé le caractère anorexigène du médicament. Le laboratoire continue de dénoncer une enquête à charge.
Olivier Laureau, président des laboratoires Servier depuis 2014, le 23 septembre au palais de justice de Paris. (Photo Marc Chaumeil)
publié le 3 octobre 2019 à 19h51

Tout est réglé. Chacun est à sa place, ou presque. Depuis bientôt deux semaines que le procès du Mediator, prévu pour durer six mois, a commencé, l’étonnant ballet des différents acteurs se déroule ainsi, chaque jour, avec une mise en scène sans faux pas. Et l’on commence à percevoir les questions et interrogations qui vont dominer ce procès unique, avec ses 4 981 victimes recensées (2 684 se sont constituées partie civile), ses 376 avocats et plus d’une centaine de témoins. Le laboratoire Servier a-t-il délibérément caché la nature anorexigène de son produit pendant plus de trente ans ? Pourquoi l’administration sanitaire a-t-elle décidé, à au moins trois reprises, de ne pas retirer ce produit du marché alors que des signaux d’alerte se manifestaient ? Enfin, l’enquête a-t-elle été menée à charge, comme le répète à chaque audience la défense de Servier, pour protéger de facto l’administration, et éventuellement des politiques ?

D'abord, le procès du Mediator est un cadre. Voilà une scène unique, peuplée d'un nombre impressionnant d'avocats avec leurs robes noires, donnant à cet événement un décorum très particulier. Premier groupe par ordre d'importance, les gens de Servier. Ils sont là en masse. Se connaissent tous. Ils se saluent chaleureusement. Il y a une quinzaine d'avocats et de collaborateurs de la firme, la plupart allant s'asseoir juste derrière les deux principaux prévenus : l'ancien numéro 2 Jean-Philippe Seta, qui fut pendant plus de quarante ans le plus proche collaborateur de Jacques Servier, et un autre dirigeant, Emmanuel Canet. Pour les défendre, ils ont recruté des stars du barreau, comme Me Hervé Temime et Me François De Castro, l'un pour les envolées politiques et l'autre pour le fond du dossier. Des sténos sont présents à plein temps pour Servier, pour tout noter. Et encore d'autres collaborateurs dont on ignore la fonction.

«Aucun déni»

Pour présider ce tribunal, une magistrate, Sylvie Daunis, l'allure fluette, entourée de ses quatre assesseurs. Très à l'aise, maniant l'humour quand il le faut, elle s'est imposée en quelques jours. Et l'on devine qu'elle maîtrisera les débats, avec ce sentiment donné de connaître parfaitement les milliers de pages du dossier. A sa droite, les deux représentantes du ministère public se sont révélées particulièrement pugnaces, n'ayant aucun mal dès les premiers échanges à affronter vertement le banc Servier : «La défense use et abuse de la même stratégie dilatoire devant votre tribunal que lors de la phase d'instruction, avec l'objectif clair de perturber, voire torpiller, le calendrier de l'audience», dénonce ainsi avec force l'une des deux procureures, Aude Le Guilcher.

En face, plusieurs dizaines d'avocats des parties civiles. Ils vont et viennent. S'ils ont tenu un rôle décisif durant toute l'instruction, en ce début de procès, ils sont plutôt en retrait. Enfin, il reste le public, peu nombreux. Surtout, aucune victime n'est présente. Elles étaient là en nombre pour l'ouverture, puis elles sont reparties. «Ce sont des personnes malades. Venir n'est pas simple pour elles. Tout l'enjeu est que ce procès leur donne une place centrale», insiste Me Charles Joseph-Oudin, avocat de parties civiles.

Premiers mots des prévenus à leur égard : «On parle de plus de 4 000 patients, c'est peut-être moins, mais on arrive de toute façon à un drame sanitaire, déclare ainsi en préambule l'ancien numéro 2 de Servier. Ce drame est pour moi un échec professionnel. Nous avons commis des erreurs, et nous ne sommes pas les seuls, et il faut en rendre compte. Mais je tiens à dire qu'il n'y a aucun déni de ma part et je répondrai à toutes les questions. Mais ce que je conteste, c'est qu'il y ait quelque chose de mal intentionné, de délibéré de notre part.» Et avec des sanglots dans la voix, Jean-Philippe Seta conclut : «Que l'on puisse penser que c'est intentionnel est pour moi insupportable.»

Le qualificatif est lâché : intentionnel. L’enjeu de déterminer si oui ou non Servier a délibérément passé sous silence les caractéristiques de son produit est central. Pour l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), dont le rapport réalisé à l’automne 2010 fera basculer le dossier, il n’y a aucun doute : c’est intentionnellement que la véritable nature du Mediator a été occultée. Logiquement, les trois inspecteurs de l’Igas qui ont mené l’enquête sont les premiers témoins à être entendus par le tribunal. Ils arrivent ensemble : Etienne Marie, Anne-Carole Bensadon et Aquilino Morelle, le coordonnateur. Pendant de longues heures, ils parlent avec précision pour dresser un terrible réquisitoire, sans faille ni concession. Une attaque à trois voix.

On entend d'abord celle d'Etienne Marie, qui s'est attaché aux qualités thérapeutiques éventuelles de ce produit. Ses mots sont froids : «Le Mediator a été évalué neuf fois, et neuf fois, son intérêt a été jugé faible. Il a été qualifié d'adjuvant, c'est-à-dire sans intérêt particulier.» Alors pourquoi n'a-t-il pas été retiré du marché ? La réponse est limpide : «Il y a une culture juridico-industrielle commune. On recherche sans fin un consensus scientifique avec des multiplications d'essais, on cherche sans fin des bonnes raisons, et on sait que son retrait va être attaqué. Alors…»

Anne-Carole Bensadon poursuit : «Il y a eu de très nombreuses alertes, et on a essayé de comprendre pourquoi elles sont restées sans suite.» L'inspectrice dira, haut et fort, qu'à trois reprises, donc, «en 1999, puis en 2005 et enfin en 2007», ce retrait aurait dû avoir lieu. «Ce que l'on a vu, c'est que le doute profitait toujours au médicament. La vie du médicament est prioritaire sur celle des malades.»

«Des faits, c’est tout»

Arrive ensuite le plus attendu des membres de l'Igas, Aquilino Morelle. C'est le plus connu, le plus médiatique et aussi le plus politique (il fut notamment conseiller de François Hollande à l'Elysée). Dans une longue introduction, il dissèque froidement comment, dès le départ, depuis «sa découverte dans les années 60», Servier savait que le Mediator était bel et bien un anorexigène, donc un coupe-faim, avec tous les risques graves que cela peut entraîner pour la santé. «Nous n'avons pas fait de recherches particulières, raconte-t-il à l'audience. Nous avons repris tout ce qui a été publié à l'époque. Ce sont des faits rapportés, c'est Servier qui cherche dans les années 60 un anorexigène, sans effets secondaires, sans effets amphétaminiques.» Voilà. Et quand il en trouve un, le Mediator ou benfluorex, tout le défi est de ne pas le présenter comme anorexigène, sinon il serait condamné à terme et peu à peu retiré du marché, comme toute cette classe de médicament.

C'est là que se situerait le mensonge initial. «On rapporte des faits, c'est tout», martèle Aquilino Morelle. «Les laboratoires Servier ont sélectionné 280 molécules dérivées, et au final, ils n'en ont gardé que deux ou trois, dont le benfluorex, insiste-t-il. Tous ces faits, on ne les a pas inventés. Ils viennent de chez Servier.» Même l'Organisation mondiale de la santé (OMS) le sait, puisque dans sa dénomination internationale, elle attribue le suffixe «orex» aux médicaments anorexigènes.

Contre-attaque immédiate des avocats du laboratoire : «Pourquoi n'avez-vous pas interrogé Servier dans votre mission ?» Réponse des inspecteurs : «C'était une mission de contrôle, autour de la chaîne du médicament, nous n'avions pas à interroger une firme privée.» La réponse est à moitié convaincante car dans le cadre d'autres enquêtes, des laboratoires ont été auditionnés par l'Igas.

Une autre offensive va suivre, plus sournoise : elle vise à mettre en cause l'impartialité même d'Aquilino Morelle. La cause ? Ses liens d'amitié avec le conseiller d'Etat Didier Tabuteau, qui fut directeur de l'Agence du médicament à une époque clé, entre 1993 et 1997. «Je ne le savais pas», a reconnu peu après à la barre l'ancien chef de l'Igas Pierre Boissier. Qui ajoute : «Oui, il aurait dû me le dire, cela aurait été normal. Et sur une mission plus classique, si je l'avais su, je l'aurais remplacé.»

Trouble et fin de l'épisode. Aux yeux de Servier, c'est bien la preuve, en tout cas, que tout a été fait pour charger le laboratoire et dédouaner l'administration. «Pourquoi n'avoir fait une perquisition dans l'Agence du médicament qu'un an après l'ouverture d'une enquête préliminaire, alors que le laboratoire Servier a été, lui, perquisitionné dès les premiers jours ?» demandera par la suite Me François De Castro aux gendarmes enquêteurs. «Un choix de l'enquête», répondent-ils. «Etonnant», ironise la défense.

Levées de scellés

Quelques jours auparavant, dans une rare déclaration faite au Journal du dimanche, le président actuel de Servier, Olivier Laureau, avait explicité la position du groupe : «Nous n'avons jamais pu faire valoir nos arguments. L'instruction a été menée à charge, l'enquête de l'Igas n'a pas été contradictoire… Nous démontrerons que nous n'avons pas trompé.» Et pour cela le groupe et sa défense sauront multiplier des demandes d'actes, de levées de scellés, au risque de retarder la procédure. «Nous regrettons ce drame. Je l'ai dit et je le redirai, affirme enfin Olivier Laureau. J'ai rencontré des patients pour comprendre… Dans cette affaire, notre première préoccupation, ce sont les patients qui ont souffert des effets secondaires dus à la prise du Mediator et leurs familles.»

En tout cas, Me Pierre-Olivier Sur, avocat de l'actuelle Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) jugée au côté des laboratoires Servier pour «homicides et blessures involontaires», a clarifié dès le départ leur position : «Nous ne plaiderons pas la relaxe. Nous devons et nous voulons rendre des comptes. Nous assumerons notre part de responsabilité.»