«Ça fait mal au bide, quand même», soupire-t-il, sweat vert délavé et joues rouges de celui qui passe sa vie dehors. A Douai, à 230 km de Rouen, Frédéric Carré, l'un des deux exploitants nordistes possiblement contaminés par le panache de fumées venant de l'usine Lubrizol, a déjà été contraint de détruire 10 000 litres de lait. Il les aurait vendus entre 7 000 et 8 000 euros. Sa cuve n'en contient pas plus, et il la remplit en trois jours. Il va devoir recommencer mardi, et sans doute vendredi aussi.
Saute-mouton
Frédéric Carré attend le résultat d'une série d'analyses toxicologiques, qui ne tomberont pas avant le 15 octobre. Certes, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, a estimé dimanche soir que les premiers résultats en Seine-Maritime «sont très rassurant[s]». Mais tant qu'il n'aura pas le feu vert de l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), «la levée de doute», comme dit le sous-préfet de Douai, Jacques Destouches, venu en chaussures cirées le rassurer, l'éleveur jettera sa production. Bien obligé. «Les vaches, c'est pas comme un robinet qui se ferme», commente Pierre Delattre, un de ses voisins, responsable cantonal de la Fédération départementale des exploitants agricoles (FDSEA). Les mesures décrétées par la préfecture en cas de soupçon de pollution s'appliquent sans trop de dommages aux fruits et légumes : il suffit de retarder la récolte, ou de la conserver. Le lait, produit fragile, est foutu en trois jours s'il n'est pas transformé.
Alors Frédéric Carré ne mâche pas ses questions : «Pourquoi le périmètre [de sécurité] ne concerne que Douai ? Nous, on nous a dit qu'un riverain a signalé des suies. C'est vraiment ça, ou il y a autre chose ?» C'est vrai que la carte des villes touchées par les restrictions sanitaires surprend : le nuage venu de Rouen a l'air de jouer à saute-mouton. Par exemple, quatre villages dans la Somme sont concernés, le long de la frontière avec le département du Nord. Mais rien de l'autre côté : Douai, la seule commune nordiste touchée par l'arrêté préfectoral avec Villereau, un village de l'Avesnois, est à plus de 50 kilomètres. «C'est comme Tchernobyl, il y a des frontières où le nuage n'est pas passé», s'indigne Antoine Jean, porte-parole de la Confédération paysanne dans le Nord.
Le sous-préfet confirme : c'est en effet sur la base des signalements remontés par la population, grâce au numéro vert, que les périmètres ont été établis. Certes, ils ont été recoupés avec la trajectoire des fumées déterminée par Météo-France et tout de même vérifiés sur place. «Ça tient pas à grand-chose, quand même», réagit l'agriculteur. «Voilà», ne peut que rétorquer le sous-préfet de Douai. Qui se reprend - «on peut penser que la population est vigilante dans ces cas de figure» - et défend un arrêté pris en période de crise, un dimanche, «dans un contexte assez inédit».
L'objectif : «Qu'on ait fait l'essentiel pour enlever le doute», dans la tête des habitants. Même s'il le reconnaît mezzo voce, il fallait aussi éviter les reproches sur «des mesures excessives par rapport à des périmètres qui n'avaient pas été signalés». Difficile en effet de mettre à l'arrêt par mesure de prudence toute l'agriculture entre Rouen et la frontière belge. 216 communes en Seine-Maritime et dans les Hauts-de-France sont pour l'instant sous surveillance, précise Jacques Destouches. A 15 kilomètres de chez Frédéric Carré, l'exploitation laitière de Pierre Delattre produit comme si de rien n'était. «C'est du principe de précaution à géométrie variable», s'étonne Antoine Jean.
«Méthaniseurs»
Le vrai moment de panique, pour Frédéric Carré, n'a pas été le jour de passage du nuage, mais lorsque sa cuve a été pleine : que faire du lait ? La communauté de communes propose de le détruire via sa station d'épuration, et prend en charge par solidarité le coût induit. Mais il faut trouver un moyen de transport. «Nous sommes allés chez Lactalis, raconte un élu présent. Ils n'ont posé que la question du coût du nettoyage de la cuve. C'est inadmissible de laisser tomber quelqu'un qui vous livre toutes les semaines.»
A Lactalis, on rappelle que «ces produits [laitiers] sont classés de telle manière qu'ils ne peuvent pas être collectés. Sinon, il faut requalifier les citernes, les bloquer cinq jours pour les analyses. Nous ne sommes pas équipés pour cela.» Et de s'étonner par ailleurs de la solution trouvée, la station d'épuration : «Normalement, ce lait doit être incinéré ou passer dans des méthaniseurs, avec conservation des reliquats obtenus.» Ce que confirme Antoine Jean, lui aussi assez surpris du procédé : «Ça ne me paraît pas une bonne gestion, si c'est vraiment pollué.»
La préfecture confirme la procédure d'urgence, appliquée selon elle car «dans ce cas particulier, la capacité de méthanisation était dépassée». Pierre Delattre raconte de son côté une improvisation : «C'est nous qui avons dû mettre tout cela en mouvement. Cela aurait dû être ficelé depuis le début dans l'arrêté.» Maintenant, il n'y a plus qu'à espérer que les échantillons prélevés soient vierges de toute substance. Sinon, ce ne sera que le début des questions.