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Récap

Immigration : trente ans de «débat sans tabou» pour en arriver où ?

Petit à petit, l'empilement législatif est allé ces trente dernières années vers plus de fermeté sans jamais renverser la table. De droite comme de gauche, les dirigeants se réfugient derrière des critères économiques qui n'ont pas lieu d'être.
Emmanuel Macron le 22 juillet à Paris après une rencontre sur les migrations à l'Elysée. L'exécutif ouvre ce lundi un débat parlementaire sur l'immigration qu'il souhaite rendre annuel. (LUDOVIC MARIN/Photo Ludovic Marin. AFP)
publié le 7 octobre 2019 à 12h16

«Débattre de manière régulière et au grand jour» sur l'immigration. La phrase d'Edouard Philippe, qui ouvre ce lundi un débat parlementaire que l'exécutif veut rendre annuel, fait sourire François Héran. «Quand on dit qu'il faut "oser regarder les choses en face", c'est saugrenu. Depuis Giscard d'Estaing, on ne cesse de parler d'immigration», lâche le professeur au Collège de France, où il dirige la chaire «Migrations et Société». Maître de conférences en sociologie à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Sylvain Laurens abonde : «Depuis les années 70, il y a une mise à l'agenda permanente. Chaque année il y a un nouveau débat, mais le cadrage change : on prend l'angle de l'économie, de la laïcité, de la sécurité, etc. Chaque acteur politique, y compris à gauche, joue ce jeu du "c'est tabou mais je vais en parler"… Mais c'est ce que disent tous les dirigeants !»

Gauche, droite, ces quarante dernières années, chacun y est allé de sa formule. «On a l'impression que c'est le FN qui a mis ça sur la table mais l'électorat du FN n'était pas un problème pour Giscard, ajoute Sylvain Laurens. L'hostilité aux étrangers, telle qu'on la met dans la bouche du peuple, permet de justifier les politiques migratoires et élude la question de l'éventuel racisme des dirigeants.» Ce sera Jacques Chirac, avec son «bruit et l'odeur». Ou Jean-Marie Le Pen, pour qui «1 million de chômeurs, c'est 1 million d'immigrés de trop». Reprenant l'antienne rabâchée sur tout l'échiquier politique – lier «humanité et fermeté» quand on légifère sur l'immigration –, l'ex-ministre de l'Intérieur d'Emmanuel Macron, Gérard Collomb, s'inscrivait dans la continuité de la formule de Michel Rocard sur l'incapacité à «accueillir toute la misère du monde».

Même si les débats ne seront cette fois pas suivis d'un vote, se pencher sur l'empilement de textes législatifs et réglementaires depuis les années 70 est éclairant. Auparavant, «l'immigration n'était pas un problème. Les gens rentraient avec des accords de circulation et étaient régularisés a posteriori, ça se faisait "à la bonne franquette", analyse la juriste Claire Rodier, directrice du Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti). Mais à partir de 1974, quand le gouvernement annonce un arrêt provisoire de l'immigration à cause de la crise pétrolière, le sujet devient un marqueur idéologique gauche-droite».

Dans les années 80, le débat de «l’intégration»

L'année 1974, quand VGE arrive à l'Elysée, est présentée comme un tournant «mais c'est l'aboutissement d'évolutions souterraines déjà au cœur de l'Etat, tempère Sylvain Laurens. [Après la décolonisation], les personnels coloniaux qui voulaient maintenir leurs prérogatives ont poussé pour la création de la direction de la population et des migrations. Le décalage entre le discours politique et la réalité des flux migratoires commence». Exemple : après la suspension de l'immigration par le gouvernement, le chômage ne baisse pas, les immigrés n'occupant pas les mêmes emplois que les nationaux. Résultat : le nombre d'emplois non pourvus explose et l'Etat sera très vite obligé de faire des dérogations. En 1978, VGE et son secrétaire d'Etat, Lionel Stoléru, tenteront de faire rentrer en Algérie des milliers de travailleurs, rapporte l'historien Patrick Weil. Le ministre des Affaires étrangères et le chef du gouvernement, Raymond Barre, les en dissuaderont.

A partir de 1980, l'entrée et le séjour irrégulier deviennent des motifs d'expulsion (loi Bonnet de 1980), les contrôles d'identité à titre préventif sont légalisés (loi Peyrefitte de 1981, en partie abrogée) et les préfets gagnent l'autorité sur les reconduites à la frontière (loi Pasqua en 1986)… Mais si la loi Pasqua inaugure l'association entre «étrangers et terrorisme», selon François Héran, c'est aussi un moment où l'on commence à s'intéresser à l'intégration. «C'est l'époque de la "Marche des Beurs", de SOS Racisme… Mitterrand a défait ce que VGE avait fait, analyse le sociologue. Même si, après la deuxième année du mandat, il y a eu un durcissement.» Le tournant ne se ressent pas que sur le front économique.

En 1986, Jacques Chirac (RPR) devient Premier ministre, trois ans après les premiers succès du FN aux municipales, qui ne l'encouragent pas à infléchir sa politique. Pendant longtemps, «au gré des alternances, on avait un mouvement de balancier, avec une droite dure et une gauche qui a introduit la carte de séjour de dix ans. Mais peu à peu, ça s'arrête : la loi Joxe en 1989 ne revient pas totalement sur la loi [Peyrefitte] de 1981. En ressort une dégradation progressive des politiques d'intégration et une obsession croissante de l'expulsion», relève Claire Rodier. Alors qu'Edouard Balladur dirige le gouvernement, la loi Méhaignerie de 1993 durcit l'acquisition de la nationalité pour les enfants nés de parents étrangers, et la même année, la seconde loi Pasqua allonge la durée de rétention. En 1998, la loi Guigou restaurera le droit du sol et introduira de nouveaux motifs de régularisation… tout en augmentant la durée de rétention !

Sarkozy durcit la notion d’identité

Nicolas Sarkozy arrivé place Beauvau, le sujet revient sur le devant de la scène de manière presque tapageuse. «A partir de 2006, il y a un grand mécano administratif pour que l'Intérieur récupère le plus de sujets [aux dépens] des ministères du Travail, des Affaires étrangères ou de l'Education. Les ministres de l'Intérieur ont presque tous produit leur loi : Besson, Hortefeux…», observe François Héran, pour qui «c'est amusant que le rapporteur de ces lois ait été Thierry Mariani, qui a ensuite filé au RN». Elu président, sous l'influence de Patrick Buisson, Nicolas Sarkozy va créer le ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale, occupant le terrain identitaire alors que Jean-Marie Le Pen perd du poids. Cinq ans après le 21 avril et sa qualification pour le deuxième tour de la présidentielle, le fondateur du Front national a péniblement atteint les 10 % des suffrages en 2007.

«L'idée d'identité était déjà dans l'air avant Sarkozy, mais il cristallise la notion, la durcit», rappelle François Héran. Nicolas Sarkozy ne fait qu'un mandat, poussé vers la sortie de l'Elysée par François Hollande. La gauche est au pouvoir, le balancier peut reprendre ? Le président socialiste fera lui aussi deux lois consacrées à l'immigration et, «dans la continuité de celles de Sarkozy», accuse la Cimade. La déchéance de nationalité, retirée après des semaines de très vive polémique, n'arrangera rien. «Quand on regarde sur la durée, il y a une grande continuité entre les lois, estime Claire Rodier. Cela fait douter de leur efficacité : elles n'apportent pas de modification profonde, sinon de durcir la vie des gens.»