L'aide publique au développement (APD) doit-elle devenir un «instrument assumé» de la politique d'immigration ? Exprimé sans détour par Edouard Philippe la semaine passée lors du débat parlementaire sur l'immigration, ce projet censé contribuer à la «maîtrise» des flux migratoires inquiète les grandes ONG, qui dénoncent un dévoiement du soutien financier aux pays pauvres.
«Ligne rouge»
Encore vague sur la plupart des nouvelles mesures qu'il envisage en matière migratoire, le chef du gouvernement s'est montré, sur ce point, particulièrement résolu. «Disons les choses clairement : il est logique que nous attendions des Etats que nous soutenons grâce à l'APD un haut degré de coopération dans la maîtrise de l'immigration clandestine», a-t-il déclaré le 7 octobre à l'Assemblée, évoquant la capacité «de certains Etats à maîtriser leurs frontières, à combattre les réseaux de passeurs ou encore à moderniser leur état civil». L'aide au développement «doit être mobilisée au service de notre stratégie migratoire», a-t-il réaffirmé deux jours plus tard au Sénat. Le sujet doit être traité dans le projet de loi de finances pour 2020 ainsi que dans un projet de loi spécifique au cours de l'année prochaine.
Le gouvernement souhaite-t-il lier ces aides à la «bonne conduite» de leurs bénéficiaires ? Devant le Sénat, le chef du gouvernement l'a laissé penser, évoquant notamment des «engagements réciproques avec nos partenaires». Il a toutefois, délibérément selon son entourage, évité de recourir à la notion de «conditionnalité». Celle-ci est maniée de longue date par la droite, qui souhaite faire de l'aide au développement une contrepartie du contrôle des migrants par leurs pays de départ.
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«Il faut qu'on bouge les lignes en disant aux pays : nous conditionnons notre aide à des accords de retour», réclamait ainsi mi-septembre l'eurodéputé LR et ancien ministre de l'Intérieur Brice Hortefeux. Le sénateur LR Roger Karoutchi est partisan d'une approche similaire, au motif que «la plupart des déboutés du droit d'asile ne repartent pas, souvent parce que les pays de départ ne se pressent pas pour les reprendre». Mais cette approche est contestée au sein de la majorité : rapporteur de l'aide publique au développement, le député LREM Hubert Julien-Laferrière en fait même «une ligne rouge» : «L'objet de cette aide, rappelle l'élu, n'est pas la maîtrise des flux migratoires, mais la réduction des inégalités mondiales, la lutte contre la pauvreté et la protection des biens publics».
Pour ne pas franchir cette «ligne rouge», Matignon s'en tient, dans l'expression, à un prudent entre-deux. Assumant de lier à l'avenir aide au développement et «coopération» des pays bénéficiaires, mais excluant toute «logique punitive» vis-à-vis de ces derniers. «Le principe de l'aide au développement est de définir son contenu avec le bénéficiaire, explique-t-on dans l'équipe du Premier ministre. De la même façon, nous attendons des pays avec lesquels nous travaillons qu'ils soient nos partenaires dans la maîtrise des flux migratoires, et demain encore plus qu'aujourd'hui.» Par exemple sur la bonne délivrance des laissez-passer consulaires, nécessaires au renvoi des étrangers en situation irrégulière dans leurs pays d'origine.
En 2018, la France a consacré 0,43 % de son PIB, soit 10,3 milliards d'euros, à l'APD, sous la forme de dons ou de prêts à conditions préférentielles. Emmanuel Macron s'est engagé à porter ce montant à 0,55 % du PIB d'ici à 2022. Près de la moitié de cette aide est actuellement dirigée vers l'Afrique et le Moyen-Orient. La part de ces zones pourrait augmenter, l'exécutif ayant en outre annoncé son intention de «concentrer les efforts sur les régions du monde où ils se justifient le plus», et qui peuvent également correspondre aux zones de départ des migrants vers la France.
«Idée erronée»
Les annonces d'Edouard Philippe suscitent la méfiance, voire une franche condamnation, chez plusieurs organisations humanitaires contactées par Libération. Pour Nina Marx, chargée de mission sur les migrations internationales au CCFD-Terre solidaire, une telle orientation, «extrêmement choquante», reviendrait à «changer la nature même de l'APD, pour en faire une contrepartie à l'externalisation de nos frontières». De plus, ajoute-t-elle, «l'idée que le développement d'un pays permettrait de limiter les flux migratoires est erronée. Les études démographiques montrent au contraire que plus un pays se développe, plus les flux sortants sont importants. Car ceux qui partent ne sont pas les plus en difficulté, mais ceux qui ont un travail, un diplôme, qui sont connectés» aux nouveaux moyens de communication.
«Il y a toujours eu des discussions sous la table entre la France et les bénéficiaires de l'APD, affirme Cécile Duflot, ancienne ministre de François Hollande, désormais à la tête de l'ONG Oxfam France. Par exemple, plusieurs accords pouvaient être conclus simultanément, dont l'un portait sur l'aide et un autre sur l'immigration. Il était évident pour tout le monde que les sujets étaient liés. Désormais, le marché semble formulé de manière explicite et brutale : on donne de l'argent et vous gardez vos populations. C'est d'autant plus regrettable qu'Emmanuel Macron pouvait passer comme assez allant sur l'APD. Avec ces déclarations, on est tous le bec dans l'eau.»