Au rez-de-chaussée d'un bâtiment du campus Altice, dans le sud-ouest de Paris, une banderole «Weill massacre l'Express» a été déployée sous le mur d'écrans qui diffusent BFM TV en boucle. Les salariés de l'hebdomadaire ont arrêté le travail pendant deux heures ce jeudi, pour dénoncer les coupes dans les effectifs décidées par leur nouveau propriétaire, Alain Weill. Cet été, le PDG d'Altice France a finalisé le rachat, à titre personnel, de 51% du capital du magazine fondé en 1953 par Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud. Altice, la maison-mère de l'opérateur SFR (également propriétaire de Libération), en conserve 49%. En début de semaine, la direction a annoncé aux élus du personnel un plan de sauvegarde de l'emploi (PSE). D'après les syndicats, il toucherait 36 salariés. Un chiffre contesté par la direction, qui parle quant à elle de 26 postes.
Le problème est que ces suppressions de postes viennent s'ajouter aux 58 départs (41 CDI, 17 CDD et pigistes) actés fin septembre dans le cadre de la clause de cession. Ce dispositif, spécifique au secteur des médias d'information, permet aux journalistes de quitter leur entreprise de presse, avec des indemnités conventionnelles, lorsque celle-ci change de propriétaire. Or depuis que la cession de l'Express – qui a perdu 13 millions d'euros en 2018 – a été rendue publique, Alain Weill et ses équipes ont toujours évoqué la nécessité de procéder à une quarantaine de départs maximum. Un chiffre qu'a répété la direction en comité économique et social (CSE) fin août.
Un «The Economist» français ?
«La clause de cession a permis d'aller au-delà de l'objectif qu'Alain Weill s'est fixé. Et malgré cela, il ordonne un PSE. Socialement, ce n'est pas possible, s'étrangle Michel Feltin-Palas, rédacteur en chef à l'Express et élu CFDT. Et éditorialement, cela ne colle pas avec l'objectif de publier le journal de grande qualité que nous sommes censés réaliser.» Alain Weill, fondateur de BFMTV (une chaîne du groupe Altice également), dit vouloir transformer l'Express en un The Economist français, resserré sur les thématiques de la politique, l'économie et l'international. L'«organisation-cible» post-PSE prévoit la disparation du pôle d'investigation et de la documentation, la suppression des pages consacrées aux grands récits et fusionne les services idées, livres et culture. Eric Chol a été débauché à Courrier international pour diriger la rédaction. Il prépare une nouvelle formule, dont le lancement a été repoussé de quelques semaines.
De son côté, la direction précise que 31 postes vont être remplacés (14 pour couvrir des départs liés à la clause de cession, 17 pour acquérir de nouvelles compétences). Le nombre net de départs de titulaires s'établira selon elle à 49. «C'est plus que ce que la quarantaine de postes prévus. Ce n'est pas négligeable mais ce n'est pas délirant, commente Clément Delpirou, directeur général de SFR Presse, qui représente Altice (il est aussi cogérant de Libération). Les gens qui sont partis avec la clause de cession occupaient plutôt des postes qu'on voulait garder, notamment au web, avec des profils susceptibles de nous aider à développer l'abonnement numérique.»
«Grève du bouclage»
La restructuration ne s'arrête pas là. Elle projette la suppression de 9 postes supplémentaires dans la régie publicitaire et le transfert de 21 emplois de fonctions support dans une société tierce détenue par Altice. Ce qui fait dire aux syndicats que le chamboulement à venir concerne plus d'une centaine de personnes, tous postes cumulés. A propos de cette refonte radicale, certains salariés avancent l'hypothèse qu'Alain Weill veut opérer un grand ménage dans un journal en souffrance financière et en quête d'identité éditoriale depuis plusieurs années. Entre juillet 2018 et juin 2019, sa «diffusion France payée» s'est établie, selon l'organisme de certification qu'est l'ACPM, à 218 000 exemplaires par semaine en moyenne, en recul de 15% sur un an.
«Nous demandons à Alain Weill de revenir à sa position qui était encore la sienne en septembre, avant le PSE», indique Michel Feltin-Palas. Les salariés annoncent une «grève du bouclage» dans les jours à venir. «Le législateur prévoit deux mois de discussions. Mais nous ne sortons pas un schéma et un périmètre par hasard. Nous avons une organisation claire en tête», répond Clément Delpirou. Une première réunion de négociation, dans le cadre de l'information-consultation ouverte par l'annonce du PSE, aura lieu jeudi.