«Comme dans Soumission», soit le récit de l'arrivée au pouvoir d'un homme issu d'un parti musulman. Nous ne sommes pas en 2022, le scrutin présidentiel est encore loin, mais certains n'hésitent pas convoquer Michel Houellebecq quand ils évoquent les «listes communautaristes» en vue des municipales. Depuis quelques semaines, des responsables politiques de la majorité et de l'opposition de droite ont multiplié les mises en garde. Xavier Bertrand a ouvert les hostilités le 19 septembre sur France 2, demandant l'interdiction de ces listes. En ligne de mire, l'Union des démocrates musulmans français (UDMF). Créé en 2012 par Nagib Azergui, ingénieur jusqu'alors jamais investi en politique, le tout petit parti veut présenter des candidats aux municipales à Villeurbanne et à Vaulx-en-Velin. L'UDMF, qui ne compte que 800 adhérents, envisage également des listes aux Mureaux, à Mantes-la-Jolie, Guyancourt, Trappes, Créteil, Roubaix, Maubeuge, Lille, Marseille ou encore Lyon. «Les quartiers défavorisés ont trouvé un écho dans notre parti, assure le secrétaire général, Jean Préau, entrepreneur engagé à l'UDMF depuis 2016 après avoir soutenu le Modem. On communiquera au dernier moment pour éviter qu'on nous mette des bâtons dans les roues, mais on a une trentaine de listes presque prêtes. On devrait arriver à une cinquantaine.»
L’UDMF n’en est pas à son coup d’essai. En 2014, lors des dernières municipales, le parti a fait élire un conseiller à Bobigny, en Seine-Saint-Denis, après avoir rallié la liste de Stéphane de Paoli (UDI). Il a ensuite présenté, sans succès, des candidats aux départementales et aux régionales de 2015 aux législatives en 2017 et aux européennes de mai. Leur liste baptisée «Une Europe au service des peuples» n’a obtenu que 0,13 % des suffrages. Insignifiant à l’échelle nationale, ce résultat masque de vraies percées au niveau local, principalement en banlieue : 7,43 % à Garges-lès-Gonesse, 6,77 % à Mantes-la-Jolie ou encore 4,87% à Vaulx-en-Velin. Dans certains bureaux de vote, les chiffres grimpent encore. C’est le cas à Maubeuge, dans le Nord, où la «liste 34» a non seulement récolté 6 % des voix mais a été choisie par 70 électeurs sur 170 dans un des bureaux de vote de la ville.
«Sécession»
D'où l'activisme de Xavier Bertrand, président des Hauts-de-France. Contacté par Libération, son cabinet explique «chercher une modalité juridique» pour interdire le dépôt de leur liste. Le président du groupe LR au Sénat, Bruno Retailleau, a annoncé dimanche le dépôt d'une «proposition de loi pour contrer ce qui est une forme de sécession». Une interdiction écartée par le gouvernement. «Il n'existe pas de liste communautaire. Personne ne se revendique ainsi, a fait valoir Christophe Castaner. Et le fait d'avoir une religion ne vous empêche pas de faire de la politique, y compris à des élections municipales.» Il n'empêche, le procès en communautarisme est lancé, y compris par des ministres. Juste après les européennes, Gérald Darmanin, ancien maire de Tourcoing devenu ministre du Budget, allait jusqu'à évoquer un «programme contraire à la République».
Dette, fraude fiscale, délinquance, code du travail, écologie, moralisation de la vie publique : le programme de l'UDMF égrène pourtant les sujets habituels pour des municipales. On y trouve toutefois quelques références à l'islam : promotion de la «finance islamique», qui bénéficie déjà d'aménagements fiscaux, développement du marché halal, de l'enseignement de l'arabe à l'école ou encore lutte contre l'islamophobie en Europe et fin du blocus de Gaza. «On ne s'interdit aucun sujet, explique Karima (1), candidate dans le Val-de-Marne. C'est réducteur de nous limiter à ces revendications, mais pourquoi le mot "musulman" nous empêcherait d'en parler ?» Le mot «musulman», justement, est considéré par l'UDMF, qui se classe au centre gauche, comme une revendication politique et non l'expression d'une confession. «C'est important car on nous reproche souvent de ne pas être assez impliqués, explique M., candidat à Guyancourt. On est musulmans, mais on est français, on peut apporter quelque chose à la France. C'est ça qu'on montre avec le nom du parti.» Azergui assure d'ailleurs que l'association des mots «musulmans» et «démocrates» irriterait les tenants d'un islam politique.
Parmi la dizaine de candidats interrogés par Libé, aucun n'aborde la religion dans son aspect confessionnel. «On n'est pas là pour instaurer la charia en France», plaisante l'un d'eux. Aspirants maires, ils parlent insécurité, choix budgétaires, développement d'une zone commerciale ou encore installation d'un visiophone devant une école. Zéro mention d'une introduction du halal dans les cantines. «Il y a déjà des menus sans porc, si ça se passe bien comme ça, pas besoin de changer», justifie Fabrice, candidat à Châtellerault. Doctorant travaillant sur les évolutions géopolitiques de la Seine-Saint-Denis, Wilfried Serisier a suivi le parti dès 2014. Pour lui, l'UDMF n'est pas un parti religieux : «L'idée d'un projet politique religieux est une représentation utilisée comme une arme contre l'intégration, mais ça n'existe pas en France. La vraie question, c'est l'expression de toutes les composantes de la société française.»
«Elu fantôme»
Le sujet de la représentativité en politique est omniprésent dans le discours des candidats. Nombreux sont ceux qui, passés par les partis traditionnels, ont été déçus. «Beaucoup de personnes parlent en notre nom, explique Ali Benayache, qui vise la mairie de Lyon. La population française de confession musulmane a le droit de s'exprimer.» Une démarche politique d'autant plus importante à leurs yeux que la stigmatisation des musulmans s'accentue. «J'ai eu l'idée de fonder ce mouvement car on tire à boulets rouges sur les musulmans et l'actualité nous donne raison : il y a un rejet assumé», souligne Nagib Azergui. Les propos de Macron évoquant les «signaux faibles» de radicalisation sans les définir au lendemain de l'attentat contre la préfecture de police ont fait des dégâts. «Il faut que les musulmans parlent de leur ressenti en tant que citoyens mais aussi en tant qu'appartenant à une religion dépeinte ainsi», ajoute Ali Benayache. «J'ai grandi dans le christianisme, je me rends compte du deux poids deux mesures. On a l'impression qu'ils vont mettre un croissant jaune sur les musulmans», lâche Fabrice, candidat UDMF à Châtellerault. «Ils», ce sont les politiques et les médias, souvent mis en cause, parfois avec des accents complotistes problématiques. Dans le Foulard déchaîné, la revue de l'UDMF, on compare ainsi le cas Ramadan à l'affaire Dreyfus «mais en pire» et on défend le prof de sciences islamiques visé par quatre plaintes pour viol.
Mais au-delà de l'islamophobie, qui concentre toute leur attention, difficile de saisir le projet politique de l'UDMF. Certains candidats tâtonnent à la recherche d'une vision, d'autres avouent leur méconnaissance des sujets locaux. Et sur le terrain, personne ou presque ne semble avoir constaté la présence du mouvement. «C'est un parti parasite. A chaque élection, ils sortent du bois pour se faire une petite notoriété puis disparaître», s'agace un responsable de l'opposition à Bobigny, où l'UDMF a fait élire un conseiller municipal en 2014 en ralliant l'UDI, après une tentative ratée de candidature en solo.
Chargé de la mémoire, Hocine Hebbali, devait notamment chapeauter la création d'un musée de l'histoire coloniale. «On l'attend toujours, tacle ce même responsable de l'opposition. C'était un élu fantôme. Il est venu à trois conseils municipaux et on ne l'a plus vu.» Kamel Moumni, qui devait être le candidat de l'UDMF, avait été de son côté recruté comme «chef de projet événementiel». Une nomination épinglée par la cour des comptes régionale qui a pointé une rémunération anormale et son absence «à son poste de travail». «C'est de l'opportunisme, conclut le responsable de l'opposition interrogé par Libé. Le communautarisme est un prétexte pour servir des ambitions personnelles. Il n'y a pas de militantisme.»
«Abstentionnisme»
Nizarr Bourchada, conseiller municipal (ex-UDI, désormais sans étiquette) à Brie-Comte-Robert, en Seine-et-Marne abonde : «A chaque fois, l'UDMF procède de la même façon : il y a un effet d'annonce, puis rien.» En 2015, il a adhéré à l'UDMF - «j'étais déjà à l'UDI mais je me suis dit : pourquoi pas les aider à se structurer ?» -, mais il démissionnera trois mois après. Avec le recul, Bourchada estime que l'UDMF ne s'est toujours pas structurée. «Pour les européennes, ils ont eu beaucoup de mal à trouver des candidats. A la fin, ils présenteront seulement une ou deux listes», promet-il. Dans certaines villes en effet, les futures têtes de liste avouent ne pas être sûres d'être prêtes pour février. «Ce n'est pas la bonne méthode, ça renvoie un message de division, juge le conseiller municipal de Brie-Comte-Robert. Pour les municipales, on est sur des problématiques locales donc l'étiquette avec le mot musulman n'a pas lieu d'être.» Une forme de «repli identitaire» qui fragiliserait la conception française d'une communauté nationale indivisible et alimenterait l'islamophobie. «Les gens vont dire "attention, danger, communautarisme" et ça va se retourner contre les musulmans», déplore M'hammed Henniche, secrétaire de l'Union des associations musulmanes de Seine-Saint-Denis.
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Certains accusent déjà l'UDMF de faire le jeu du Rassemblement national. A Maubeuge par exemple, dont le parti de Marine Le Pen a fait une de ses priorités. Député RN du Nord, Sébastien Chenu confirme cette volonté d'instaurer un face-à-face : «On soigne tout particulièrement le choix des candidats et le programme parce que demain, si c'est pas nous, ce sera eux.» Les candidats UDMF ont en réalité bien peu de chances de prendre place dans les conseils municipaux. «Le but ce n'est pas tant d'exercer des mandats que de peser dans le débat», avoue d'ailleurs Jean Préau, le secrétaire général du parti. «Le vote musulman n'existe pas, ce qui progresse, c'est surtout l'abstentionnisme», souligne Franck Frégosi, directeur de recherches au CNRS, spécialiste du culte musulman. A Gennevilliers (Hauts-de-Seine), où la liste UDMF a fait près de 6 % aux européennes, le maire rappelle que ce score correspond à 519 voix et qu'il est inversement proportionnel à l'opposition qu'il provoque. Pour ses fondateurs, c'est justement la violence de ces réactions, révélatrice d'une crispation autour de l'islam, qui justifie l'existence du parti. L'UDMF ne serait qu'une réponse politique à un problème politique. C'est d'ailleurs l'un de leurs slogans. «On les disqualifie en les qualifiant de communautaristes, alors que dans la mesure où il y a des groupes qui subissent des injustices en tant que tels, il paraît logique qu'ils s'organisent politiquement pour les combattre, explique Angéline Escafré-Dublet, maîtresse de conférences en sciences politiques à Lyon-II. Toutes les catégories de dominés utilisent l'action politique, c'est une démarche tout à fait légitime.»
(1) Le prénom a été modifié.