Ce soir-là, l'épais nuage des fumées industrielles qui s'échappent des usines de Rouen se mêle aux couleurs violacées du coucher de soleil. Assis à la terrasse d'un café, Maurice (1) serre les notes qu'il a apportées. Celui qui a quitté Lubrizol en septembre 2010 après un peu moins de quatre ans passés comme opérateur de conditionnement en intérim décrit «certains secteurs de l'usine qui se mettaient très souvent en alarme. Il y avait des choses pas fiables». Un point devient saillant : ces permanences de nuit où, pour passer l'ennui causé par des procédures répétitives, certains «jouent au poker en ligne», «fument dans la salle de contrôle. Du tabac, parfois du cannabis».
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Des comportements confirmés par Dominique, un ex-intérimaire de Normandie Logistique, l'entreprise voisine qui stockait des fûts Lubrizol et dont une partie du site a aussi brûlé le 26 septembre : «Quand j'étais sur les chariots, on voyait de l'autre côté du mur. Il y avait des mecs de Lubrizol qui fumaient en téléphonant entre les bidons.» Une zone aujourd'hui dévastée. Il a quitté Normandie Logistique fin 2018. Dans le salon de son appartement de Grand-Quevilly, ce père au foyer en veut à son ancien employeur : «Je n'ai reçu aucune formation pour manipuler des produits dangereux ou inflammables, pas de masque, rien. J'ai pris des fûts sur des palettes, je les ai emportés dehors pour les déposer chez Lubrizol. C'est maintenant que des copains me disent que je n'avais pas le droit de faire ça. Il faut un ADR [accord pour le transport des marchandises dangereuses par la route, ndlr].»
«L’alarme souvent cassée»
Denis, 45 ans, a travaillé à Lubrizol Rouen en 2013, mais pour une entreprise de sous-traitance employée pour la maintenance. Il l'assure : «Ça sentait la clope quand on allait à l'enfûtage [la zone de mise en fûts des huiles et des additifs].» Fort de son expérience dans d'autres entreprises du secteur, il dit qu'à Lubrizol, «niveau sécurité, c'était un peu léger. Quand on était d'astreinte, y avait pas un jour sans qu'on soit appelé pour un problème. L'alarme était souvent cassée […]. Plutôt que de remplacer des pièces défectueuses, on réparait. C'était du bidouillage. Je me suis retrouvé à intervenir sur des incidents où les salariés n'avaient même pas de masque pour se protéger». Après l'incendie, Denis a porté plainte contre Lubrizol pour les dégâts causés dans son jardin. Contactée, l'entreprise botte en touche : «Un employé qui fumerait hors des fumoirs serait renvoyé immédiatement. Toutes les normes de sécurité obligatoires pour un site classé Seveso seuil haut sont respectées. Nous faisons l'objet de contrôles réguliers des autorités.»
Gérald Le Corre, un responsable départemental de la CGT, dit ne pas être étonné des récits de consommation de tabac hors des zones autorisées, ou de shit sur le site,. «C'est un problème pour tout le secteur industriel. Pour tenir le coup, les employés qui ont des tâches difficiles et de nuit consomment des stimulants.» Et d'ajouter : «Si ces trente dernières années, nous avons vu une forte diminution de l'usage d'alcool sur les sites, les dirigeants d'entreprise font preuve d'hypocrisie en ne s'intéressant pas aux addictions médicamenteuses.»
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Une semaine après l'incendie, quelques mots, sommaires, sont venus rompre le silence à Lubrizol. Dans un texte commun, les organisations syndicales (CFDT, CFTC et CFE-CGC) se sont fait l'écho du «choc» des employés de l'usine chimique. «Les salariés sont émotionnellement très affectés, alors la moindre altercation ou invective les touche», souffle Cédric Barreau, délégué CFDT. L'un d'eux a ainsi été alpagué sur un parking de supermarché parce qu'il avait laissé son badge Lubrizol dans sa voiture. «Difficile à vivre», résume le syndicaliste. Les représentants du personnel, soucieux de se «concentrer sur l'accompagnement des salariés de [leur] entreprise plutôt que de communiquer avec les médias», ont demandé une expertise sanitaire indépendante. Le but : «Avoir un regard critique sur les analyses et rassurer les salariés», explique Cédric Barreau. Les «Lubrizol», eux, se murent dans le silence. Pourtant, selon le syndicaliste, la direction aurait laissé «carte blanche» à tous ceux qui voudraient s'épancher sur la situation. «Les salariés ont peur de dire une maladresse, de faire plus de mal que de bien», analyse l'élu. L'entreprise précise à Libération qu'une clause de confidentialité figure dans les contrats de travail. Courante dans le secteur, elle «couvre les données techniques ainsi que les activités de l'entreprise, sous l'angle industriel».
Avenir du site
Des entailles dans le respect des règles de sécurité devraient donc rester sous silence ? L'hypothèse est balayée. «Nous maintenons une vraie culture de la sécurité», martèle Lubrizol. La discrétion est pourtant de mise. Les dizaines de mails, de messages envoyés sur les réseaux sociaux ou par téléphone restent lettre morte. Trois salariés ou prestataires ont tout de même témoigné auprès de Libération. Marc l'assure : «Il n'y a pas de défaut en sécurité. S'il y en avait, vous pensez que la Dreal [Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement] laisserait le site ouvert ? Dix contrôles ces derniers temps ! C'est plus que toute autre usine. L'investissement en matière de sécurité depuis 2013 est tout simplement colossal.»
Un intérimaire de Normandie Logistique, mardi au Grand-Quevilly.
Photo Martin Colombet
Corinne Adam, déléguée syndicale CFTC et comptable chez Lubrizol, décrit «de très bonnes conditions de travail avant l'incendie». Elle assure que les salariés «sont au fait de tout ce qui se passe dans l'entreprise». Cédric Barreau, de la CFDT, dépeint, lui, un dialogue social «plutôt bon», y compris sur les questions de sécurité : «Ce n'était pas un des points sur lequel on avait le plus de revendications, car le groupe fait déjà énormément de choses en la matière.» Depuis l'incendie, «l'entreprise fait l'effort de conserver les salariés et de leur donner du travail», poursuit le cédétiste.
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De quoi répondre, temporairement, à l'une de leurs principales inquiétudes : l'avenir du site. Mardi, devant les députés de la mission d'information de l'Assemblée nationale, le PDG de Lubrizol, Eric Schnur, s'est engagé à «soutenir [ses] employés» qui «conserveront leur emploi» et «percevront intégralement leur salaire pendant toute [la] reconstruction». Mais, a-t-il ajouté, «le site rouennais ne sera plus jamais le même». Si Schnur a évoqué l'hypothèse d'un redémarrage des activités dans la partie production, «qui n'a pas été détériorée», la zone de stockage ravagée par les flammes, elle, ne devrait pas être reconstruite. Les salariés le savent : l'avenir de l'usine ne dépend plus de leur seul employeur. «Tout un tas de gens - ONG, politiques, etc.- s'interrogent sur les activités chimiques. Si Lubrizol n'a pas l'autorisation de redémarrer, est-ce qu'on fera de même pour tous les autres sites de même type de la région ? Sur le plan économique, ce serait une catastrophe», s'alarme Cédric Barreau, de la CFDT.
«Culture d’entreprise»
Pour l'heure, salariés et élus sont restés à l'écart des réunions publiques organisées par le collectif citoyen réclamant «la vérité» depuis le 26 septembre. «Lubrizol n'a jamais été une entreprise où les syndicats s'expriment, ont des revendications fortes. Même pendant les manifestations contre le projet de loi El Khomri, et alors que le secteur de la chimie était très mobilisé, je n'ai jamais vu un tract Lubrizol», note Gérald Le Corre. D'après les données transmises par Lubrizol, aucune grève n'a eu lieu sur le site de Rouen. L'entreprise se targue d'un taux de turnover de seulement 4,5 % en 2018. Un chiffre qui ne prend pas en compte les intérimaires. «C'est le genre d'entreprise qui se dit être une famille, abonde le responsable SUD chimie de Rouen, Jean-Claude Garret. Du paternalisme à l'état pur. Et quand il y a une attaque extérieure, tout le monde fait bloc.»
Gérald Le Corre, de la CGT, en est persuadé : l'«omerta» l'aurait emporté à Lubrizol Rouen en 2013, après un autre accident : une fuite de gaz mercaptan sur le site. «Parler est très mal vu lorsqu'il y a un risque sur l'emploi, expose-t-il. Quant aux syndicats, il est toujours délicat pour eux d'évoquer les dangers industriels […]. On retrouve la même chose dans le nucléaire. Quand la parole est ainsi bridée dans une société, cela est d'abord lié à une culture d'entreprise.» La firme américaine collerait au profil. «Dans ces grandes boîtes, poursuit Le Corre, les salariés ne pèsent pas grand-chose par rapport aux installations. Le compromis social se fait sur les primes et les salaires.» «Lubrizol est l'une des boîtes qui payait le mieux dans le secteur, renchérit Michel, retraité depuis 2005 après quasiment quarante ans dans l'usine. C'était une chance d'y bosser.»
Le climat n'est pas le même chez les intérimaires et les sous-traitants. Certes, Maurice, l'ex-intérimaire, dit, par exemple, avoir été payé 105 euros net par jour, sans les primes indexées sur la production. Mais, de plus en plus mis en concurrence, les sous-traitants doivent baisser leurs prix au détriment des formations ou du nombre d'emplois pour une même tâche. Denis explique ainsi avoir vu les sous-traitants d'astreinte passer de deux à un. «Ça nous mettait sous pression quand il y avait un problème», conclut celui qui dit aujourd'hui «l'avoir en travers de la gorge».
(1) Les prénoms ont été changés.