Pierre Lascoumes, sociologue et juriste, a longtemps travaillé sur les questions d'environnement, et notamment sur les difficultés de prendre des décisions en situation d'incertitudes. Il est l'auteur d'Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique (Points, Seuil), avec Yannick Barthe et Michel Callon. Il revient sur le cas Lubrizol.
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Quoi que disent les pouvoirs publics en matière sanitaire, on a le sentiment que leurs paroles sont aussitôt discréditées. Est-ce aussi votre sentiment ?
Dans l’incendie de l’usine Lubrizol, la combinaison de deux éléments est frappante : l’incertitude et les lacunes de l’action publique. D’abord, une série d’éléments sont inconnus, ou très partiellement : le type et la quantité de produits, leur toxicité immédiate et à long terme, la cause de l’incendie. Cela crée une situation de grande incertitude pour les populations concernées, mais aussi pour les autorités. Comme aujourd’hui les enjeux sanitaires sont centraux, les difficultés de prise de parole sont réelles. Or industriels, administratifs et politiques ne savent pas assumer les limites de leurs connaissances. Ils subissent des pressions multiples, médiatiques entre autres, pour réagir dans l’immédiateté. Ils se sentent tenus de s’exprimer, ils le font trop vite et mal. Il leur semble impossible de dire : «A ce jour, voilà ce que l’on sait, voilà les hypothèses, au-delà nous ne savons pas mais voici ce que nous entreprenons.» Reconnaître les limites de leurs capacités d’action serait avouer les faiblesses de l’action publique et donner prise à toutes les oppositions.
Comme si ne pas savoir relevait de l’incompétence.
Tout à fait. Les décideurs sont censés savoir. Et ce qui aggrave ce décalage, c’est que les incertitudes se combinent à des lacunes réelles dans l’action passée. Des mesures auraient dû être prises et ne l’ont pas été. Le mélange est, si l’on ose dire, détonnant.
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Par exemple ?
Après l'explosion d'AZF en 2001, il y a eu des débats sur les sites Seveso. Une loi, portée par Roselyne Bachelot [alors ministre de l'Ecologie, ndlr], a été votée en 2003. Elle prévoit un nombre important de mesures avec un délai de cinq ans pour leur réalisation. Or leur évaluation faite en 2008 a montré que beaucoup d'entre elles n'avaient pas abouti ou très partiellement. Ainsi, les acteurs locaux devaient mettre en place des PPRT [plan de prévention des risques technologiques]. Dans ces plans, il incombait aux industriels de mettre à jour leurs études de danger. La loi demandait aussi une révision des plans d'urbanisme pour traiter les problèmes de trop grande proximité : la possibilité de dédommagement des expropriations des habitations trop exposées et l'aide au renforcement du bâti. En 2008, on attendait 423 PPRT, 5 seulement avaient été réalisés.
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Comment expliquer cette légèreté ?
La réalisation des PPRT a un coût, localement difficile à répartir. De plus, la proximité des élections municipales a bloqué beaucoup d’élus, qui craignaient les réactions des populations si on mettait en lumière des plans d’urbanisme irresponsables et si l’on évoquait les possibilités d’expropriation. L’Etat est aussi en cause : il a laissé l’urbanisation gagner des zones dangereuses. Dans la tension entre développement et protection des populations, le premier l’emporte toujours. La mise en œuvre des PPRT est restée très lacunaire, tout comme la définition de plans d’alerte et de comités de suivi de sites associant le voisinage. La loi Bachelot a aussi renforcé les pouvoirs des CHSCT à l’intérieur de l’entreprise. Mais se sont-ils préoccupés de la question des sociétés de sous-traitance ? Comme pour AZF, ce sont ces acteurs mal régulés qui sont partiellement en cause à Lubrizol.
Pourquoi ?
Tout ce qui est de l’ordre des risques industriels est pensé selon des logiques d’ingénieurs, ils portent l’essentiel de leur attention sur les risques nobles, ceux qui engagent de la technologie, de l’inventivité, et beaucoup moins sur les questions de maintenance et de sous-traitance. Sur ces points-là, le niveau de contrôle est faible : l’information est souvent fractionnée, les signaux faibles sont mal relayés. A l’arrivée, il y a beaucoup d’ignorance et cela nourrit inévitablement la défiance.
Comment en sortir ?
Quelques suggestions. D’abord, dans un premier temps, les pouvoirs publics devraient se tenir un peu à l’écart. Il faudrait confier à un groupe de personnes concernées (riverains, associations, universitaires) le soin d’établir un diagnostic. Entre autres : que s’est-il passé à Rouen depuis la loi Bachelot ? Quelles sont aujourd’hui les attentes des uns et des autres ? Il faut que cela soit fait par des tiers, sans liens d’intérêts, et non par des ingénieurs ou des inspecteurs classiques. Et leur donner des moyens et des pouvoirs d’enquête.
Ce n’est pas seulement une question de transparence ?
Non, il est nécessaire de produire de la connaissance, aussi bien sur le passé (flux des produits, accidents antérieurs et conséquences) que sur le futur. Comme après l'accident de Seveso en 1976, il faudrait organiser un suivi épidémiologique des populations, avec des sérothèques [lieux de stockage des analyses]. On sait par expérience qu'il est difficile de maintenir le dynamisme des comités de suivi dans le temps. La «démocratie technique» suppose d'articuler les points de vue les plus différents, d'expérimenter et d'innover. Enfin, la mise en place préventive de comités locaux auprès des autres sites Seveso est une façon de faire progresser la gestion des risques plutôt que d'agir dos au mur, accident par accident.