Menu
Libération
Justice

Karachi : quatre hommes et des questions de fonds

Karachi, une affaire d’Etatdossier
Depuis trois semaines, le procès de la campagne de Balladur en 1995 n’a pas permis d’en savoir beaucoup plus sur son financement.
Ziad Takieddine, homme d'affaires franco-libanais, au jour de l'ouverture du procès dit «de l'affaire Karachi», le 7 octobre, au tribunal correctionnel du palais de justice de Paris. (Photo Denis Allard pour Libération)
publié le 24 octobre 2019 à 20h06

De la difficulté de juger. Le tribunal correctionnel de Paris, qui examine depuis trois semaines le financement de la campagne présidentielle d’Edouard Balladur en 1995, va devoir trancher dans le vif : c’est tout ou rien. Outre l’ancienneté des faits, remontant à un quart de siècle, il n’y a guère de traçabilité financière exacte à se mettre sous la dent. Une certitude : la candidature Balladur a été arrosée d’espèces plus que douteuses, de sacs de billets de 500 francs enliassés. Mais leur origine reste incertaine : rétrocommissions des grands contrats d’armement passés sous la deuxième cohabitation ? Les contrats Agosta (vente de sous-marins au Pakistan) ou Sawari II (vente de frégates à l’Arabie Saoudite) en fourniraient largement le prétexte. Recyclage des fonds secrets pilotés par Matignon ? Les prévenus ont été tentés d’aborder l’hypothèse, moins infamante, avant d’y renoncer car ce financement-là serait tout aussi illégal.

Mercredi, l'avocat des parties civiles (les familles des onze morts français de l'attentat de Karachi, en mai 2002, probablement en rétorsion de commissions financières non versées), Olivier Morice, a dénoncé l'attitude du parquet, qui n'a guère été offensif : «Depuis le début, nous vivons très mal une forme de protection des responsables politiques.» Le procès devait se conclure jeudi.

Ziad Takieddine, intermédiaire franco-libanais et l’un des principaux bénéficiaires des commissions baladeuses, après s’être autoaccusé d’avoir arrosé la campagne du Premier ministre sortant, s’est rétracté à la barre. On aura au moins compris que tout ce qui sort de sa bouche est à prendre avec des pincettes. Ses coprévenus auront apprécié le rétropédalage, multipliant à la barre les amabilités à son endroit : Nicolas Bazire, directeur de cabinet d’Edouard Balladur puis directeur de sa campagne ; Renaud Donnedieu de Vabres, bras droit de François Léotard à la Défense, mais aussi trésorier officieux du Parti républicain ; Thierry Gaubert, homme à tout faire de Nicolas Sarkozy, à la mairie de Neuilly puis au Budget. Quel que soit le jugement à venir, le casting du procès aura au moins été intéressant, voire folklorique.

Ziad Takieddine, «l’ami» à la générosité désintéressée

En 2013, il s'était mis à table devant le juge d'instruction Renaud Van Ruymbeke. Oui, il aurait remis 6 millions de francs (près d'1 million d'euros) en espèces dans la dernière ligne droite de la présidentielle de 1995, histoire de combler le déficit du compte de campagne de Balladur. Et ce à la demande de Nicolas Bazire et par le truchement de Thierry Gaubert. Changement de cap dès les premiers jours du procès : «Je n'ai pas financé sa campagne, il n'avait pas besoin de moi.» Ses multiples retraits en cash outre-Léman ? «Je retire des espèces pour mes besoins personnels.» La présence concomitante de Thierry Gaubert lors de ses déplacements à Genève ? Pure «coïncidence». Et si le premier finit par admettre quelques remises de fonds au second, ce serait à titre purement «amical», et postérieurement à la présidentielle.

A la barre, Takieddine aura multiplié les compliments à l'attention de ses coprévenus. Bazire, «grand serviteur de l'Etat, respect total, exceptionnel». Gaubert : «Je l'ai aidé ultérieurement à titre amical, ça ne mérite pas d'être pendu.» Et de peindre une chouette bande de copains : «Gaubert est un ami de Bazire, c'est donc un frère. J'ai continué avec Donnedieu, un ami, donc un frère.» Pour un peu plus d'huile dans les rouages, les épouses Gaubert et Takieddine sont devenues très copines, avant de vouloir divorcer toutes les deux et de balancer sévèrement leurs futurs ex-maris devant les enquêteurs.

Combien Takieddine a-t-il encaissé sur les contrats militaires ? «J'ai honte de le dire», minaude-t-il. «C'est la défense qui vous le demande», lui glisse son avocate. Il concédera vaguement un petit «million par an».

Thierry Gaubert, le sarkozyste expert de la frontière suisse

Le bonhomme permet d’ajouter une touche de sarkozysme dans le dossier. Nicolas Sarkozy aura été partiellement mis en cause pour avoir autorisé, en tant que ministre du Budget, certains virements suspects, mais sans être poursuivi personnellement.

A la barre, Gaubert a surjoué l'évidence : «La frontière suisse est la plus surveillée de France ; j'aurais été fou de prendre le risque de ruiner ma carrière en y passant de l'argent.» Tout en admettant qu'il «connaît parfaitement» ladite frontière…

Avec cet ancien homme à tout faire de la sarkozie, également intime de Brice Hortefeux, aujourd'hui consultant après des passages par le Crédit foncier ou la Caisse nationale des caisses d'épargne (CNCE), des femmes entrent dans le dossier : la sienne, Hélène de Yougoslavie, copine par dîners mondains ou séjours touristiques interposés avec celle de Ziad Takieddine, Nicola Johnson. Dans leurs procédures de divorce parallèles, elles feront cause commune pour accabler leurs futurs ex, narrant des remises d'espèces destinées in fine à Nicolas Bazire. D'où quelques écoutes téléphoniques savoureuses. Thierry à Hélène, lui suggérant de dire aux enquêteurs qu'ils ne posséderaient qu'une «toute, toute petite» maison en Colombie - une villa de neuf chambres avec lac artificiel, toutefois. Brice (inquiet et manifestement informé) à Thierry : «Elle balance beaucoup, Hélène…»

Thierry Gaubert, au jour de l’ouverture du procès.

Photo Denis Allard pour Libération.

Renaud Donnedieu de Vabres, le trésorier officieux déjà condamné

L'ex-chargé de mission au ministère de la Défense puis trésorier officieux du Parti républicain (PR), toujours au côté de François Léotard, s'est livré à la barre à une longue digression sur les fonds secrets. Renaud Donnedieu de Vabres (RDDV) est un sachant : lui-même a été condamné en 2004 pour blanchiment, pour avoir recyclé 5 millions de francs dans une obscure banque franco-italienne - l'alibi des fonds secrets, moins infamant, n'avait pas suffi. Ceux-ci sont gérés, on ne le répétera jamais assez, par Matignon, «à la discrétion du Premier ministre». Soit 230 millions de francs sur les deux ans de la cohabitation 1993-1995 (après versements à la DGSE, qui en absorbe plus de la moitié).

De quoi abonder la campagne d'Edouard Balladur ? RDDV ne va pas jusque-là, mais tient à préciser que chaque ministre disposait de sa propre enveloppe, «150 000 francs, usage discrétionnaire» là encore. Quand plane parallèlement l'ombre d'une autre enveloppe d'antiques fonds secrets, 40 millions de francs correspondant au passage de Raymond Barre à Matignon, il botte en touche : «Les Adhérents directs de l'UDF étaient un parti politique en tant que tel, avec une trésorerie importante.»

En cours d'instruction, Ziad Takieddine avait avoué lui avoir remis 250 000 francs en liquide, notamment pour financer une maison à Tours. Avant, donc, de rétropédaler. Renaud Donnedieu de Vabres la joue grand seigneur : «J'assume de ne pas l'avoir traité de menteur, car il a été utile à notre pays.»

Renaud Donnedieu de Vabres, ancien drecteur de cabinet au ministère de la Défense, le jour de l'ouverture du procès.

Photo Denis Allard pour Libération.

Nicolas Bazire, le collaborateur clé mais pas très au courant

Le principal collaborateur de Balladur ne s'intéressait pas aux questions d'argent, trop bassement matérielles. Voyez plutôt : lui s'occupait surtout des «discours» du candidat. Et c'est tout juste si, à Matignon, il daignait jeter un œil sur les contrats d'armement : «Sur le Pakistan, je n'ai rien décidé ou dirigé.» Il doit quand même concéder une visite préparatoire en Arabie Saoudite, prélude à celle du Premier ministre, mais c'est l'occasion pour lui d'éluder à la barre par des généralités : «Ce n'est pas un pays, c'est une famille. Ils sont tous frères, il y en a beaucoup ; certains sont ministres.»

Sur la remise de 10,25 millions de francs en cash dans la dernière ligne droite de l'élection, Balladur étant déjà éliminé au premier tour mais devant combler fissa son déficit de campagne, Bazire convient que «les gadgets et les tee-shirts, ce n'est pas suffisant comme explication», d'autant qu'il s'agissait de grosses coupures. Il tente d'orienter le tribunal sur une autre piste que les rétrocommissions : «Balladur était le meilleur candidat du monde des affaires, il avait tout le CAC40 derrière lui. Combien d'argent a été retiré sur cette période par les chefs d'entreprise ?»

Si on comprend bien l'alibi juridique, l'argument est politiquement désastreux. Mais Bazire, désormais numéro 2 du groupe LVMH, n'en a cure et balance cette ultime pelletée de sel : «Dans toutes les campagnes présidentielles, il y a beaucoup d'argent liquide. En 1995, il y avait plus d'espèces sur les comptes de Chirac que de Balladur.»

Nicolas Bazire, ancien drecteur de cabinet du Premier ministre, le 7 octobre.

Photo Denis Allard pour Libération.