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Libération
Récit

Les jeunes skieurs de haut-niveau, embourbés dans la réforme du bac

Une saison en hiverdossier
Ils font leur première et terminale en trois ans au lieu de deux, pour s'entraîner à fond pendant l'hiver sur les pistes. Souci : une promo se retrouve à cheval, entre l'ancien bac et la nouvelle formule...
Photo d'illustration, des skieurs à Arèches-Beaufort en Savoie. (JEFF PACHOUD/Jeff Achoud. AFP)
publié le 24 octobre 2019 à 8h19

Chiara, 17 ans, est un petit bolide sur ski. Elle fait partie des jeunes espoirs français, catégorie slalom géant et vitesse. Cet hiver, elle mise sur les jeux olympiques juniors de Lausanne et d'autres courses aussi, «pour faire des résultats». En attendant le démarrage de la saison, elle a fait quelques stages d'entraînement sur des glaciers. Surtout, elle profite de ces mois d'automne pour mettre le turbo à l'école avant la grande coupure de l'hiver: elle est au lycée d'Albertville (Savoie), avec un programme aménagé quasi sur-mesure. Ici, comme dans trois autres lycées des environs, les équipes pédagogiques s'adaptent aux emplois du temps de ces pépites sur neige. Pour les 120 élèves concernés, les cours s'arrêtent donc pendant les mois à basse température, pour leur permettre de passer leurs journées sur les pistes. Ils reprennent en avril. Pour boucler les programmes, les cours de première et terminale s'étalent alors sur trois ans, au lieu de deux.

Quand elle est passée en classe de première l'année dernière, Chiara et les 120 autres élèves ont donc choisi une filière comme il existait jusqu'ici : S, ES et L. Sauf que depuis, la réforme du lycée a chamboulé en profondeur l'organisation et le contenu des enseignements. Ces élèves-là vont se retrouver à passer leur bac en 2021, en même temps que ceux ayant suivi les nouveaux programmes et les nouvelles spécialités… D'emblée, l'équipe pédagogique a tiqué: quel bac allait passer cette promo «entre deux» ? L'ancienne ou la nouvelle formule? «Il nous apparaît plus simple et surtout plus correct vis-à-vis des élèves d'envisager les intégrer à une session spéciale, portant sur les programmes précédents, la première année», indiquent des enseignants lors d'une instance réunissant représentants du ministère et fédération, dès novembre 2017.

«Ces élèves ont passé des épreuves anticipées du bac»

Sur le moment, quand il a pris connaissance de la réforme, Pascal Binet, professeur agrégé depuis vingt-cinq ans en Savoie, n'a pas stressé plus que ça. Cette section haute montagne existe depuis un bail dans le coin et «on a toujours absorbé les réformes», notamment quand les filières A, B, C ont été remplacées par ES, S et L. Dès juin 2018, lors d'une réunion lui et ses collègues préviennent leur inspecteur académique: attention, il faudra anticiper et trouver une solution pour ces élèves au statut un peu à part. Le temps passe. Pas de réponse. Les profs s'organisent en collectif, ils alertent à maintes reprises. Toujours rien. «On avait fini par conclure que cette promotion passerait le bac ancienne version. A mesure que les mois passaient, cela s'imposait comme une évidence: cela fait plus d'un an qu'on leur enseigne les anciens programmes. D'autant qu'entre-temps, ces élèves ont passé des épreuves anticipées du bac.» Ils ont en effet été évalués en fin d'année scolaire sur leur TPE et sur l'épreuve de sciences pour une partie d'entre eux.

La rentrée se passe «normalement», quand mi-septembre, la nouvelle tombe : «Le rectorat nous a fait passer la consigne à l'oral, via nos proviseurs: en 2021, tous les élèves sans exception passeront le nouveau bac. Point à la ligne. Sans nous dire concrètement comment s'organiser…» Les profs, réunis en collectif et un peu abasourdis, activent alors le plan B: ils lancent une pétition, informent les parents et alertent la presse devant l'incongruité de la situation. «Voilà un exemple typique de l'école de la confiance, ironise Pascal Binet. Cette histoire raconte comment on prend, au ministère, des décisions aussi stupides que péremptoires, par méconnaissance des réalités quotidiennes vécues par les élèves et leurs enseignants.» Ces élèves, qui s'étaient jusqu'ici inscrits dans des filières classiques S, ES et L, doivent désormais cocher des «spécialités».

«Rattraper les programmes, c’est pas possible»

Chiara, elle, a répondu sans réfléchir : «ES et SVT, mais j'ai rien signé, donc il n'y a rien d'acté». Elle refuse d'y croire. «C'est sorti de ma bouche comme ça. Mais en pratique, ce n'est pas possible car qu'il faudrait que je rattrape tout le programme de SVT de première cet hiver. Ce qui veut dire ne pas skier ! C'est trop lourd, cela reviendrait à énormément d'heures de cours à rattraper.» Jusqu'ici, elle ne stressait pas plus que ça, aussi parce que les profs la rassuraient, lui répétant de ne pas s'en soucier et de se concentrer sur les cours et les entraînements. Mais elle est de moins en moins sereine. Matias, 17 ans, flippe, lui, pour de bon. «On ne parle plus que de ça en cours en ce moment. On se rend bien compte que là-haut [ministère, ndlr], personne n'écoute nos profs. Personne ne s'en soucie.» Lui est scolarisé au lycée Ambroise-Crozat, de Moutiers. En même temps que le bac, il prépare le diplôme de pisteur secouriste et celui d'accompagnateur haute montagne. «Si on veut pouvoir passer le bac et continuer nos projets, il faut qu'on passe l'ancien bac pour lequel on a été préparé jusqu'ici. Il n'y a pas le choix. Sinon, il faut abandonner le lycée…» Et avec, son projet d'intégrer l'unité des gendarmes de haute montagne. Contactés, ni le ministère ni le rectorat n'ont pas, pour l'instant, donné suite à nos sollicitations.