Thibaut ne pouvait pas manquer le rendez-vous. En vingt-deux ans d'existence, ce Nordiste n'a jamais raté la moindre foire Saint-Romain, institution rouennaise qui draine des dizaines de milliers de visiteurs l'automne venu. «C'est la première fois que je la vois aussi vide», soupire le jeune forain qui, avec ses stands de tir, fait deux fois moins de chiffre que l'an dernier. D'un signe de tête, il désigne le coupable. Sur l'autre rive, en face de l'esplanade Saint-Gervais, 1 kilomètre à vol d'oiseau à peine, on aperçoit les engins qui interviennent sur le site de l'usine Lubrizol, ravagée par un incendie le 26 septembre. Parfois, une distinctive odeur âcre vient se mêler aux effluves de chichis, chatouillant les narines et piquant la gorge, signe que les émanations de lubrifiants et d'hydrocarbures brûlés perdurent.
Mardi, soir de vacances scolaires, l'affluence est clairsemée dans les travées de la foire. Plusieurs attractions sont au chômage technique. Sabrina, qui gère un stand de chamboule-tout, patiente en quête de clients. Selon elle, «la fréquentation est en baisse de 75 %» : «On a l'impression que les familles avec les enfants en bas âge et les gens extérieurs à Rouen préfèrent ne pas venir.»
«Tous avec cette même colère»
Il faut dire qu'une délicate opération se prépare de l'autre côté de la Seine : la neutralisation et l'enlèvement, sous une tente étanche et à l'aide d'un gros robot jaune au bras articulé, de 1 300 fûts endommagés, dont 160 «prioritaires». Concomitance stupéfiante mais à l'image de l'atmosphère qui règne dans la capitale normande : Lubrizol ou la catastrophe invisible. C'est ce que l'on ressent au terme d'une longue déambulation rouennaise. Ni tags, ni affiches, ni banderoles… Pour un peu, on jurerait qu'aucun panache de fumée n'a survolé le centre-ville voilà un mois, avant de déposer suies ou fibres d'amiante jusque dans six départements du nord de la France.
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Une discrétion qui semble coller avec la position des pouvoirs publics, qui s'escriment à rassurer la population, jurant que tout est sous contrôle, ou presque. «Le message des autorités, c'est clairement "circulez, y a rien à voir", tonne Olaf Van Aken, professeur d'allemand au collège Edouard-Branly, dans la commune voisine de Grand-Quevilly. Irresponsable !» Comme beaucoup d'habitants de l'agglomération, cet élu CGT éducation participera samedi à un rassemblement devant le palais de justice de Rouen. Le mot d'ordre est limpide, à l'image de la défiance grandissante envers le discours officiel : «L'Etat nous doit la vérité et Lubrizol doit payer ! Pour la transparence, la vérité et une expertise indépendante.»
Banderole au niveau du barrage à Rouen qui empêche l'accès à l'usine Lubrizol.
Photo Martin Colombet
Car si la colère des Rouennais est imperceptible à l'œil nu, l'heure des comptes, elle, a sonné. Depuis un mois, des centaines de plaintes liées à l'affaire Lubrizol ont été déposées dans les commissariats de la métropole, la plupart pour «mise en danger de la vie d'autrui» et «blessures involontaires». En tout, 150 personnes ont déjà franchi la porte du cabinet de Grégoire Leclerc, avocat rouennais. «Il n'y a pas un jour sans que de nouveaux clients nous saisissent. Ils viennent tous avec cette même colère. Depuis le début, on leur raconte des craques pour minimiser le drame. Ils ont décidé d'agir pour ne pas se faire endormir», justifie-t-il.
A l’intérieur de l’épais dossier qui trône sur son bureau, une myriade de profils se dessine : pompiers, agriculteurs, commerçants, professeurs, familles, célibataires, originaires de Buchy, Bihorel, Bois-Guillaume… Il y a cette femme recouverte de pustules rouges sur le corps, ce médecin fébrile et angoissé face aux morceaux de fibrociment - matériau composé d’amiante - retrouvés dans son jardin, ces conducteurs de bus atteints de maux de tête continus depuis le jour de l’incendie.
Pots de confiture sous scellés
David (1), 40 ans, est de ceux-là. Comme une soixantaine de collègues de la TCAR (Transports en commun de l'agglomération rouennais), il a cessé le travail après quelques heures de conduite sous la colonne de fumée. «On a roulé jusqu'à quatorze heures, soit presque toute la durée de l'incendie, relate-t-il. Ça piquait les yeux, la langue et la bouche. J'ai vu un des collègues vomir. Un autre a fait un malaise. Notre infirmière était dépassée par les événements, elle a appelé le Samu. D'une façon ou d'une autre, je pense qu'on a tous été contaminés, car on a tous respiré cette merde de Lubrizol.» Grégoire Leclerc a lui-même fui la ville le lendemain de l'incendie avec sa famille : «Le préfet tient le discours du "tout va bien, on a évité le pire, il n'y a pas eu de mort". Mais c'est largement insuffisant pour calmer les tourments. Nous craignons pour notre santé. Quels sont les potentiels risques pour les vies rouennaises ?»
Outre les dépôts de plainte, certains habitants ont organisé la riposte en conservant les «preuves» du drame. Timothée Beckmann, huissier de justice à Rouen, est sans cesse appelé pour réaliser des constats. Des semaines qu'il parcourt les jardins et terrasses de particuliers à la recherche des boulettes de suie, morceaux de toiture et autres fibres d'amiante en provenance de l'usine chimique. Sur une étagère, des dizaines de pots de confiture sous scellés côtoient des centaines de photos. «Les habitants se prémunissent car ils ont la sensation de ne pas avoir toutes les cartes en mains, explique-t-il. Lors de mes visites, j'ai ressenti beaucoup de méfiance envers la préfecture. Comme si les informations qui leur avaient été fournies n'étaient pas en adéquation avec ce qu'ils avaient ressenti.»
A Mont-Saint-Aignan, commune chic du plateau Nord de Rouen, les suspicions des habitants sont renforcées par le soutien indéfectible de la mairie. Dans une «démarche proactive», l'édile LR Catherine Flavigny a décidé de porter plainte contre X pour «mise en danger de la vie d'autrui» et de demander à la justice la désignation d'un expert pour des prélèvements et des analyses spécifiques à sa ville. Une opération coup de gueule que peu d'élus de la métropole ont osé assumer. «Les habitants ont légitimement besoin de transparence et de se sentir épaulés face à leurs inquiétudes, affirme la maire. C'est mon devoir d'endosser ce rôle.»
Catherine Flavigny à la mairie de Mont-Saint-Aignan.
Photo Martin Colombet
Le matin de l'incendie, Mont-Saint-Aignan faisait partie des treize communes recensées par la préfecture comme particulièrement exposées au colossal nuage de fumée. Les crèches et les établissements scolaires devaient rester fermés et les habitants étaient invités à limiter leurs déplacements. Mais ce jeudi-là, Catherine Flavigny se souvient surtout avoir dû «composer avec [ses] propres angoisses». «Nous avons reçu ces deux consignes vers 6 h 30, puis la préfecture nous a laissés nous débrouiller.» Les vingt-quatre premières heures suivant l'explosion, la mairie reçoit 208 appels et presque autant de mails angoissés. «Les habitants avaient peur. Ils venaient à la pêche aux renseignements mais on n'était d'aucune aide. Notre seule source d'information, c'était France Bleu.» Olaf Van Aken, de la CGT éducation, appuie, dénonçant de l'aveuglement : «Ce jour-là, des milliers de gens sont partis au boulot comme si de rien n'était, des milliers d'enfants à l'école. […] Tous les établissements scolaires de l'agglomération auraient dû être fermés jusqu'à ce qu'on sache ce qui s'était dégagé.»
«J’ai géré seule»
A Mont-Saint-Aignan, le téléphone continuera de sonner sans interruption pendant plusieurs jours et les décisions seront prises sans aucune aide de l'Etat - comme changer l'eau du bassin de la piscine municipale et les tonnes de sable des terrains de jeu pour enfants, utiliser des cordons pour sécuriser les espaces verts… Pour Catherine Flavigny, le constat est imparable : «J'ai géré ce dernier mois seule, juste avec mon équipe et le bon sens.»
Sur l’aire d’accueil des gens du voyage, au Petit-Quevilly, commune limitrophe de Rouen, mercredi.
Photo Martin Colombet
Ce sentiment d'abandon, la fratrie Caseacsch le partage, à un degré encore plus élevé. La nuit de l'incendie, Violette, Moïse et Samuel étaient aux premières loges. Depuis une vingtaine d'années, ils habitent sur l'aire d'accueil des gens du voyage voisine de l'usine incendiée. Le site est en lui-même un poème, coincé entre des installations Lubrizol, Total, Boréalis (autre site Seveso classé seuil haut), la Seine… et un cimetière. «On a été réveillés par les explosions de 5 heures du matin, se remémore Moïse, 60 ans. On n'a plus fermé l'œil et on se tenait prêts à partir en voiture si ça dégénérait.» Ils racontent qu'un employé de la métropole qui gère le terrain leur a apporté dans la matinée «trois masques de papier» pour se protéger des émanations toxiques. Insuffisant pour les quelque 25 familles installées là. Celles avec des enfants en bas âge finissent par partir de leur propre initiative. Pas les Caseacsch, qui redoutent d'être séparés et ne veulent pas payer un loyer plus élevé sur un autre terrain. Depuis, ils soignent leurs maux de tête à répétition à coups de Doliprane et espèrent être dédommagés des «300 euros» de nourriture qu'ils ont dû jeter - «Ça empestait les hydrocarbures.» Ils s'interrogent : «Le préfet, il a parlé des riverains, mais il n'a pas eu un mot pour nous. En fait, comme toujours, on n'a que le droit de mourir.»
Direction le nord-est de l'agglomération, dans le sillage du panache de fumée noire du 26 septembre, avant de s'incruster un peu partout, sur les façades, toitures, dans les champs… Producteur laitier à Préaux, Jean-Hugues Fleutry, 50 ans, a pu recommencer à traire ses vaches voilà dix jours. Entre-temps, «principe de précaution» oblige, il a jeté 22 tonnes de lait (0,35 euro le litre) et a dû mettre son bétail à l'abri. Pour nourrir sa centaine de bêtes, il a acheté 4 hectares de maïs à un exploitant épargné par la pluie hydrocarburée. Facture : plus de 11 000 euros. «Le ministre de l'Agriculture nous avait parlé d'un remboursement sous huit à dix jours mais on n'en a jamais vu la couleur. Quant au fonds d'indemnisation de Lubrizol, son montant est inconnu.» Fleutry est raisonnablement confiant : «J'espère que tout ça est vraiment derrière nous et qu'on ne retrouvera pas des cochonneries dans les sols dans quelques mois.» Lui estime avoir la chance de traiter avec un intermédiaire, sa laiterie, contrairement aux maraîchers et exploitants de vergers de la région. «Pour eux qui sont en contact direct avec les consommateurs, c'est bien pire. J'espère que la confiance n'est pas rompue…»
A Préaux, mercredi.
Photo Martin Colombet
Retour à Rouen, place du Vieux-Marché. Quelques primeurs ont installé leur étal et patientent en quête du chaland. Abdou, 58 ans, dit vivre une «catastrophe» depuis l'incendie : «Mon chiffre d'affaires est en baisse de 80 %.» Même ambiance chez Laurie et Damien : «Lubrizol pèse énormément dans les têtes. Les gens ne parlent que de ça.» Les rares clients se sont détournés des productions locales. «Ils nous demandent des légumes d'Espagne alors qu'ils les fuient le reste du temps. Lubrizol, c'est pire que les pesticides.»
«De quoi devenir parano»
Simon de Carvalho et Jean-Noël Guyader, respectivement coprésident et secrétaire de la toute récente Association des sinistrés de Lubrizol, ne sont pas près d'oublier cette nuit de septembre. Depuis l'incident, le premier, atteint d'une maladie orpheline, a souffert de «douleurs musculaires» et de «migraines de dingue». Le second a vu son asthme, pourtant «sous contrôle», se réveiller. Depuis un mois, les deux hommes passent le plus clair de leur temps à tenter de structurer leur action, d'abord née sur Facebook («Collectif Lubrizol»), groupe qui compte plus de 26 000 membres. «Vous vous rendez compte ? interpelle Jean-Noël Guyader. On fait le travail des autorités en leur indiquant dans quels jardins ou maisons trouver les déchets toxiques… Mais ce n'est pas aux gens de vérifier que leur habitation n'est pas contaminée, c'est le boulot d'entreprises spécialisées.» Leur combat ? Que cette catastrophe soit la «dernière». Leur crainte ? Que les «conflits d'intérêts» ne leur occultent la vérité.
Leur défiance s'est intensifiée. Carvalho et Guyader trouvent plein de choses «étonnantes». «Il y a de quoi devenir parano», répètent-ils. Et d'évoquer ces médecins libéraux titulaires qui auraient déserté Rouen la semaine suivant l'incendie, laissant les remplaçants au front… Ou encore de questionner «l'indépendance des laboratoires d'analyse régis par l'Etat», au point d'envisager d'envoyer leurs bilans sanguins à l'étranger. Certaines rumeurs circulent en ligne et dans les conversations, comme ces prétendus charniers d'animaux errants que les forces de l'ordre auraient interdit de photographier le jour de l'incendie…
Réponses au compte-gouttes
«Beaucoup de conneries et un peu de catastrophisme», selon Didier, 66 ans, habitant du Petit-Quevilly. Cet ouvrier retraité assume pleinement faire partie de la catégorie des «grands mesurés» face à l'incendie Lubrizol. Tout comme Roberto et Hugo, ses amis d'enfance, qu'il retrouve chaque matin au bar du Théâtre pour le premier café de la journée. «La maison dans laquelle j'ai grandi avait le nez dans les entrepôts Maletra [ex-usine chimique, ndlr]. J'ai aussi bossé pour les entreprises Kuhlmann et la Grande Paroisse en tant que nettoyeur. J'en ai attrapé le cancer de l'amiante, dit-il. A cette époque, il n'y avait que des usines nocives. On surnommait la rive droite de Rouen la "vallée de la chimie"». Hugo complète : «On lavait les bacs de mercaptan et d'acide sans masques.» «Bref, on vit dans la pollution depuis l'enfance, résume Roberto. Ça nous dépasse de voir que tout le monde s'affole alors que personne ne s'est jamais soucié de nous. Mais on a changé d'époque. Peut-être est-ce une bonne nouvelle.»
Après un mois de chasse aux infos et de réponses au compte-gouttes des autorités, les Rouennais en lutte ont compris que l'époque était au combat de tranchées. Simon de Carvalho : «Notre association prendra de l'importance demain quand se déclareront les premiers cas de cancers et qu'on aura mis un nom sur ce qu'on a respiré.» Un défi, alors que le PDG de Lubrizol, Eric Schnur, estime que le feu de son usine n'est «pas plus toxique que l'incendie d'une maison». La stratégie est délibérée, selon Olaf Van Aken : «En minimisant son rôle, Lubrizol, pourtant récidiviste en la matière, nous impose un long chemin pour faire reconnaître son implication. Pour l'entreprise, c'est un enjeu de plusieurs centaines de millions d'euros. Un mois après, il faut bien se rendre à l'évidence : on n'a ni vérité ni transparence. La solution, c'est d'installer un rapport de force sur le long terme.»
(1) Le prénom a été modifié.