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Toxicité des produits brûlés : des infos floues

Incendie de l'usine Lubrizol à Rouendossier
Malgré les déclarations du PDG, le doute persiste sur la présence de composés chlorés, très dangereux pour la santé, parmi ceux qui sont partis en fumée dans l’incendie de l’usine Lubrizol.
Lors d'une manifestation à Rouen contre les responsables de l'usine Lubrizol, le 1er octobre. (Photo Lou Benoist. AFP)
publié le 24 octobre 2019 à 21h01

La main sur le cœur, le PDG de Lubrizol, Eric Schnur, l'a martelé mardi devant les parlementaires : les produits partis en fumée sur le site du groupe américain et dans l'entrepôt voisin de Normandie Logistique «ne portent aucune menace sur la santé, ni à court terme ni à long terme», à part des irritations de gorge «passagères». A l'entendre, il n'y a même «aucune différence significative entre ce qui a brûlé et l'incendie d'une maison». Comment le croire alors que le flou demeure sur la nature exacte des produits qui étaient stockés sur les sites et de ceux qui ont effectivement brûlé, malgré la «transparence» brandie par Lubrizol et l'Etat.

Ce que l'on sait, c'est que les produits Lubrizol présents sur les deux sites comportaient «617 références différentes pour un tonnage de 9 419 tonnes», selon l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris). Mais les listes des produits stockés par les deux entreprises sont en réalité peu exploitables. Par exemple, les sept premiers produits en plus grande quantité de la liste concernant l'entrepôt A5 de Lubrizol portent la mention de danger H304. Ce qui veut dire «peut être mortel en cas d'ingestion et de pénétration dans les voies respiratoires». C'est glaçant mais incomplet. Car il manque des informations cruciales dans la liste : les substances y portent le nom de code de l'entreprise, ce qui n'a pas grand intérêt. Ce qui compte, c'est le numéro Chemical Abstracts Service (CAS), assigné à chaque substance chimique décrite dans la documentation. «C'est un peu comme leur état civil», explique le chimiste et toxicologue André Cicolella. Pourquoi Lubrizol, qui a ces numéros CAS, ne les a pas donnés ?

Le scientifique s'inquiète en particulier de savoir si des composés chlorés ont brûlé en raison de la formation de dioxines. Dans cette famille de molécules, certaines sont très toxiques à très faible dose, capables de causer des problèmes de reproduction (baisse de la qualité du sperme, endométriose...), d'endommager les systèmes immunitaire et neurologique, d'interférer avec les hormones ou de causer certains cancers (sein, lymphome...). Les listes communiquées par Lubrizol mentionnent la présence de paraffines en très grande quantité. Mais en l'absence de CAS, impossible de savoir s'il s'agissait de paraffines chlorées. Or ces produits classés cancérogènes étant «un des composants majeurs des lubrifiants» du type de ceux fabriqués par Lubrizol, «il serait étrange» que l'entreprise n'en ait pas utilisé, dit Cicolella. D'autant que le plan de prévention des risques technologiques de l'entreprise publié en 2014 mentionnait un conteneur d'une tonne d'acide chlorhydrique.

La ministre de la Santé Agnès Buzyn a voulu rassurer, en indiquant que des taux de dioxine «plus importants que la normale» mais «en dessous des seuils de toxicité» ont été relevés le jour de l'incendie à 15 kilomètres au nord-est de Rouen. «Comment peut-on décrire la situation sur une zone de plusieurs centaines de kilomètres carrés à partir de six prélèvements seulement ?», s'indigne Cicolella. Le scientifique réclame «une vraie cartographie de la contamination» par les dioxines, mais aussi par les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP). Ces derniers, eux aussi perturbateurs endocriniens et cancérogènes bien qu'à plus fortes doses que les dioxines, ont forcément été émis, car c'est le cas dès qu'il y a combustion d'hydrocarbures. Selon Cicolella, un suivi épidémiologique de la population s'impose, via des prises de sang, comme cela a été fait en Italie après la catastrophe de Seveso en 1976. Il faut aussi renforcer la lutte contre les perturbateurs endocriniens, présents dans de nombreux produits de consommation courante (cosmétiques, alimentation, plastique), dans l'air, l'eau ou le sol et nos corps. Car l'effet des dioxines peut être aggravé par d'autres polluants (bisphénols, phtalates, PCB…). C'est ce qu'on appelle «l'effet cocktail». Qui a dû fonctionner à plein avec les centaines de produits mélangés dans la fumée de l'accident. «Personne ne sait exactement ce que donnent ces produits mélangés lorsqu'ils brûlent», a d'ailleurs reconnu Agnès Buzyn. Rassurant.