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Rouen : après Lubrizol, les partis virent au vert

Dans ce fief fabiusien, les risques industriels et les enjeux écologiques vont être au cœur de la bataille des élections municipales du printemps. Selon plusieurs sondages, tout se jouera entre les candidats EE-LV, LREM et PS.
Sur le terrain du futur ­écoquartier de Rouen, le 26 septembre. (Photo Marie-Hélène Labat)
publié le 25 octobre 2019 à 20h06

Ils venaient à peine de se déclarer candidats, prenaient encore le pouls ou attendaient le feu vert d’un parti. Yvon Robert, le maire (PS) de Rouen et depuis peu président de la métropole, comptait quant à lui terminer son mandat à 70 ans - le second depuis qu’il a fait basculer l’hôtel de ville en 1995 -, avant de passer la main comme il l’avait annoncé de longue date. Comme dans toutes les villes de France, le décor se mettait doucement en place à six mois des élections

municipales.

Mais, le 26 septembre, l'incendie de Lubrizol a tout stoppé net. Voilà la balbutiante campagne brusquement mise sous cloche. Sortir un tract, parler constitution de listes dans une ville dans un premier temps frappée de sidération ? Inaudible, impossible. «On se censure, on veut observer un délai de décence», dit un élu. Ce qui n'a pas empêché les candidats de réclamer des comptes sur les réseaux sociaux ou, pour certains, de se joindre aux manifestations des habitants anxieux. «L'enjeu électoral est dérisoire dans ce contexte. On est encore dans une phase d'inquiétude. Ensuite, à mesure que se rapprocheront les échéances, la question ira au-delà de Lubrizol», envisage le candidat PS, Nicolas Mayer-Rossignol, pour qui le sinistre est moins local que «d'une portée nationale». Un mois après, le casting se précise et les postulants recommencent à pousser leurs pions tout en pressentant qu'il faudra avancer sur un fil.

Touche-touche

Tous l’ont compris : l’incendie accentue l’idée que la question écologique sera au cœur de la campagne dans la première ville de Seine-Maritime (110 000 habitants). La poussée de la liste Europe Ecologie-les Verts aux européennes de mai (deuxième à 18,2 %, derrière la liste Renaissance) avait déjà donné le ton. Tout comme plusieurs sondages (commandés par Hervé Morin, président centriste de la région Normandie, le PS ou La République en marche pour tester diverses configurations) réalisés avant la catastrophe, qui voyaient le candidat EE-LV arriver en tête au scrutin de mars 2020, devant LREM et le PS. Soit dans un tiercé à touche-touche soit avec une sensible avance.

De quoi donner des ailes à l'intéressé, Jean-Michel Bérégovoy, qui croit venu «le temps de l'écologie». «Je ne dis pas qu'on gagne à coup sûr, mais je dis qu'on peut gagner. On est prêts, on sait qu'on sait faire», affirme-t-il dans son bureau d'adjoint au maire chargé de la démocratie participative et de la politique de proximité. Après l'incendie, cet élu municipal depuis 2001 - et allié turbulent de la majorité socialiste - raconte avoir reçu, par dizaines, des SMS d'habitants qui «veulent en être». Ses concurrents mettent en garde contre toute récupération. Lui rétorque que «les écologistes surferaient sur la situation s'ils n'avaient pas été, toutes ces années, des lanceurs d'alerte. On a un temps d'avance». «Depuis longtemps, on explique qu'il faut opérer une transition du département et, tout en assumant notre savoir-faire industriel, préparer le monde d'après», complète David Cormand, secrétaire national d'EE-LV et élu de la métropole rouennaise. Dans ce territoire profondément lié à l'industrie pétrochimique, «notre discours passait pour anti-emplois et puis il a rencontré cette prise de conscience».

«Bernard Tapie local»

Dans le contexte post-Lubrizol, il faudra donc se verdir pour séduire. Jean-François Bures, élu LR lancé dans la course sans attendre l'investiture de son parti et l'onction de toutes les figures de la droite locale, en convient, lui qui voit «même notre électorat, jusque-là peu perméable, se sensibiliser au sujet» écologie. Jean-Louis Louvel, qui a décroché le soutien de LREM, du Modem et du petit parti Agir, assure de son côté avoir actualisé son disque dur : «60 % de mon engagement est pour l'écologie», chiffre-t-il précisément, dégainant son néologisme d'«écolonomie, pour une écologie compatible avec l'économie».

«Bien sûr que Jean-Louis est écolo. D'ailleurs, sa boîte est leader de la palette en bois !» La preuve, imparable, est avancée par un cadre local de LREM. On ne peut guère faire plus start-up nation. Le dynamique self-made-man de 53 ans, patron de l'entreprise PGS donc, mais aussi président du club de rugby de Rouen et actionnaire majoritaire du quotidien régional Paris Normandie, se lance pour nouveau défi la conquête de la mairie. En total néophyte et fier de l'être. Etiquette de «simple citoyen» en bandoulière, il se tient à distance de «l'entre-soi politique». «Un sacré petit monde… mais j'apprends vite», prévient-il dans les locaux de sa boîte qui offrent, depuis la rive gauche, une vue imprenable sur la Seine et les clochers du centre-ville. Ses adversaires lui retournent le compliment, qui moquent un «Bernard Tapie local» et «un ovni qui, parce que Macron est un ovni qui a réussi, considère qu'il y a de la place pour lui».

Le socialiste Nicolas Mayer-Rossignol, qui a présidé la région Haute-Normandie de 2013 à 2015, résume la situation : «Dégradée sur le plan environnemental avec des enjeux sociaux forts. A partir de là, on doit rebâtir un avenir soutenable. Les sujets d'aménagement de la Seine, de transition écologique, de cohabitation entre logements et industries étaient présents. Là ils prennent un relief particulier.» Un dossier fait figure de concentré de ces problématiques rouennaises : le futur écoquartier Rouen-Flaubert. Quelque 90 hectares d'anciennes friches industrielles sur la rive gauche, qui doivent accueillir logements, bureaux et commerces. Sur le papier, la métropole, qui pilote le projet, ne manque pas d'arguments. L'idée consiste à poursuivre le développement de Rouen vers l'ouest ainsi que la reconquête des quais, et à «construire la ville sur la ville» de façon à limiter l'étalement urbain et le grignotage des terres agricoles. Et enfin à accueillir près de 5 000 emplois principalement dans le tertiaire. Le tout à proximité des transports et des services publics. Mais pas seulement. Le site, bordé par la rocade, ne se situe qu'à quelques centaines de mètres de l'usine de Lubrizol. Devant les terrains remblayés, des palissades publicitaires invitent à tenter «l'aventure urbaine» et font miroiter un «lieu de vie pour tous» et «un écosystème effervescent»… Pas sûr que les promoteurs tombent sous le charme.

Les candidats ont commencé à se positionner sur l'avenir du projet, pour le moins fragilisé et désormais étroitement lié au sort de l'usine. Le marcheur Jean-Louis Louvel, pour l'heure, s'en tient à proposer un «Grenelle des sites Seveso» à l'échelle nationale et un «moratoire» sur l'écoquartier. Jean-François Bures (LR) veut rouvrir l'enquête publique, celle de 2015 lui paraissant particulièrement «décalée» après l'incendie. Si de nouvelles expertises concluaient à l'incompatibilité entre usine et quartier, il «demanderait à Lubrizol de quitter le territoire». Jean-Michel Bérégovoy estime que le site ne pourrait rester qu'à des conditions de sécurité telles qu'«elles seraient inacceptables pour ces grands groupes». La tête de liste EE-LV avertit aussi que le risque inondable de l'usine - classé faible aujourd'hui - s'accentuera avec la montée du niveau de la mer prédite par les experts du Giec. D'autres lui objectent que le déménagement du site en zone rurale ou dans d'autres pays moins regardants sur les normes n'est pas franchement une solution. «Plusieurs industries dont deux raffineries ont déjà quitté le territoire. Ce ne sont pas les écologistes qui les ont fait partir mais le marché dérégulé», réplique Bérégovoy. Quant au projet d'écoquartier, les écologistes avaient déjà émis des réserves sur l'opportunité de flanquer ce label à proximité d'un site Seveso classé «seuil haut». «On veut que le quartier voie le jour mais ce n'est pas l'esprit d'un écoquartier, ne dévoyons pas le concept», explique Cyrille Moreau, vice-président (EE-LV) de la métropole.

Jeu de dominos

Sur le grand plan placardé dans son bureau lambrissé de l'hôtel de ville, Yvon Robert pointe, satisfait, les quais réaménagés et l'étendue de ce futur quartier à un quart d'heure à pied de la capitale. «Flaubert», c'est l'une de ses fiertés, «l'acte écologique le plus fort qu'on puisse faire dans une agglomération. C'est l'avenir de Rouen». Le maire sortant se charge d'applaudir son propre «bilan écologique considérable». «Et c'est un bilan collectif», insiste-t-il, faux modeste, pour y inclure les élus EE-LV et PCF qui siègent dans sa majorité avec de dodues délégations. Partis avec le PS dès le premier tour en 2014, les communistes pourraient cette fois s'allier avec Bérégovoy, se trouvant, d'après Manuel Labbé, «de nombreux atomes crochus». «On espère que la majorité sera recomposée avec les écologistes et les communistes ensemble, devant les socialistes», ajoute l'adjoint communiste. La section rouennaise du PCF doit voter sur la stratégie mi-novembre.

Pris entre cette possible alliance et la candidature de Jean-Louis Louvel, les socialistes vont tenter de stopper l’implacable jeu de dominos qui a ébranlé ce fief fabiusien après des années de règne quasi sans partage. En quatre ans, le PS a successivement perdu le département, la région et n’a sauvé en 2017 qu’un siège de député sur les huit qu’il détenait en Seine-Maritime.

«Ils ont tout eu et là l'empire s'effondre, observe Jean-François Bures (LR). En mars, il n'y aura pas de prime au sortant et Lubrizol rebat les cartes, le jeu est ouvert.» Nicolas Mayer-Rossignol désamorce cette analyse. Certes, il concède à son tour que le paysage politique est à «la fin d'un cycle d'investissements et de projets et un changement générationnel». Mais le quadra, ingénieur du corps des mines, sort de sa manche la carte métropolitaine, indissociable à ses yeux du jeu municipal. «Si on n'a pas la métropole, on n'est pas honnêtes avec les gens.» Or qui peut gagner la métropole ? Sur les 71 communes (500 000 habitants), «il n'y a aucun maire EE-LV ni LREM», fait-il remarquer. Accrochés au bastion rouennais, les socialistes n'ont pas dit leur dernier mot.