Accrochés au gilet, les insignes en jettent. Mais quand le profane s'enquiert de leur signification, la récipiendaire sourit : «Ce sont des badges de compagnies aériennes qui m'ont été offerts par des hôtesses de l'air, il y en a même un de la Lufthansa !» Au vrai, pieusement rangées dans un coffret, d'autres distinctions accompagnent Marthe Hoffnung Cohn dans ses pérégrinations : croix de guerre, médaille militaire, chevalier de la Légion d'honneur, médaille de reconnaissance de la nation… Plus les bagues et autres boucles d'oreilles, attestant une blonde féminité élégamment entretenue. Inutile de tortiller, donc, le bilan carbone d'icelle est désastreux : ces vingt dernières années, vécues à un rythme de pop-star, Marthe Hoffnung a dû donner «entre mille et deux mille conférences aux quatre coins du globe, aucune n'étant rémunérée : je ne suis pas un mercenaire et demande juste à ce que soient pris en charge les frais de transport et d'hébergement». Etats-Unis, Mexique, Canada, France, Allemagne, Suède, Angleterre, Cambodge, Vietnam… Partout, en fait, où on la convie à raconter cette histoire dont elle se sent «extrêmement fière», tout en en réfutant la dimension héroïque, bien qu'elle ait déjà fait l'objet d'un livre, Derrière les lignes ennemies, et désormais d'un documentaire signé de l'Allemande, Nicola Hens, Chichinette, ma vie d'espionne, sorti au cinéma ce mercredi. Une œuvre cinématographique de bonne facture, dont elle réprouve juste le titre, qui l'agace : «"Chichinette" était un surnom désobligeant, donné par un gradé formateur, à qui j'avais tenu tête. Il m'a collé à la peau, jusqu'à aujourd'hui. Ce sobriquet sonne comme une comédie, or ma vie ne se résume pas à ça !»
Qu'on en juge : élevée à Metz dans une famille «très unie» de huit enfants, la fille de Fishel et Régine Hoffnung, ci-devant femme au foyer «extraordinaire» et commerçant (il vendra du tabac, puis des surplus américains) «tyrannique» avec les siens, s'épanouit entre lecture vorace des auteurs classiques, Balzac en tête, vacances passées à jouer dans les tranchées meusiennes léguées par la Première Guerre mondiale, et piscine municipale où elle participe à des compétitions. Mais un vent mauvais souffle sur l'Europe des années 30, qui va finir par plonger dans les ténèbres. Immergée dans une tradition juive orthodoxe avec laquelle elle prendra ses distances au seuil de l'adolescence, jusqu'à «ne plus trop savoir aujourd'hui où se situer par rapport à la religion», la petite-fille de rabbin paye un terrible tribut à la guerre, perdant une trentaine de proches, dont une sœur adorée, morte en déportation, et un premier amour, résistant fusillé par l'occupant.
Infirmière diplômée, la jeune femme intègre le 151e Régiment d'infanterie. Puis les commandos d'Afrique, pour lesquels, huit mois durant, elle fera partie des services de renseignement, sa maîtrise parfaite de l'allemand lui permettant d'infiltrer le camp adverse. Après treize tentatives infructueuses, la quatorzième, via la Suisse, l'amène en Allemagne. Où elle va recueillir des confidences de la plus haute importance. «Bien sûr que j'ai connu la peur, resitue-t-elle aujourd'hui. Mais j'ai su la dominer quand il le fallait. De plus, je suis quelqu'un d'observateur, qui ne tergiverse pas, et j'ai eu la chance de tomber sur les bonnes personnes qui, à leur insu, m'ont transmis de précieuses informations.»
Hors norme, l'intrépidité salvatrice de Marthe Hoffnung sera pourtant quasiment tue pendant un demi-siècle, seules des bribes de la saga parvenant à fuiter, y compris auprès de ses proches. A commencer par l'Américain, Major L. Cohn, brillant scientifique qu'elle rencontre à Genève en 1953, épouse en 1958, et qui, soixante et un an plus tard, s'honore toujours du rôle de chevalier servant. «Marthe est dans l'action et moi, quelqu'un de réfléchi. C'est sans doute cette complémentarité qui nous unit», analyse le mari, à propos de celle qui fut jadis son assistante quand il faisait de la recherche. Ajoutant : «Même si elle ne se laisse pas faire, elle a plutôt bon caractère et quand l'un se fâche, l'autre a l'intelligence de ne pas répondre, de sorte que le lendemain, tout est oublié.»
Si Marthe Hoffnung n'a longtemps rien divulgué de son passé, c'est que, selon elle, l'oubli a prévalu sur la rémanence. «Et puis je n'ai jamais pris de notes, ni tenu de journal intime. Tout restait stocké dans ma mémoire, je n'avais pas accès aux archives militaires et personne n'aurait été obligé de me croire.» Mais en 1996, la Fondation USC Shoah, créée par Steven Spielberg, lance dans la presse un appel à témoins, de même, peu après, que le musée de l'Holocauste de Washington. L'ex-agent de renseignement comprend alors qu'il faut tout déballer, dans l'espoir, nécessairement utopique, que l'homme ne reproduise pas ad vitam aeternam les mêmes funestes erreurs.
Une «mission», comme elle dit, qui lui bouffe tout son temps, pompe son énergie. «C'est une vie extrêmement agitée et fatigante, mais je ne veux pas me plaindre puisque je l'ai aussi cherchée. Avant, 150 personnes venaient m'écouter, aujourd'hui, il y en a parfois 1 000, car j'explique aux organisateurs comment s'y prendre pour attirer du monde : contacter les élus, les associations, les journaux, les radios…» Car, là aussi, la pétillante aïeule en connaît un rayon, elle qui surfe allègrement sur Internet et, par journaux interposés (The Economist, The Los Angeles Times…), scrute chaque jour une actualité internationale où son «optimisme» de rigueur compisse le «nombre croissant de clowns effrayants au pouvoir, de l'horrible Trump à Nétanyahou, véritable catastrophe pour Israël inféodé aux ultrareligieux». Les fois où ils ne bougent pas, Marthe et Major habitent «une très belle maison» dans la péninsule résidentielle de Palos Verdes, au sud de Los Angeles. Madame cuisine, monsieur jardine. Le couple a deux fils (l'un médecin, l'autre employé à American Airlines) et une petite fille.
Jeune, Marthe Hoffnung mesurait 1,50 m, que le poids des ans a ratatiné d’une vingtaine de centimètres. L’ouïe a un peu faibli, mais la vue reste bonne et, surtout, la sagacité et l’éloquence n’ont pas pris une ride. L’autre jour, Major, 94 ans, l’a relevée dans la cuisine, où elle venait de chuter, avec une double fracture au coude. Cependant, elle a refusé de se faire soigner aussitôt, car, le lendemain, on l’attendait pour une causerie à l’autre bout des Etats-Unis, dans le Maine.
Au printemps prochain, Marthe la coquette aura 100 ans. Ses enfants lui préparent une grande fête. Le musée de la Seconde Guerre mondiale de La Nouvelle-Orléans souhaite l’inviter. Le consulat de France à Los Angeles aussi. Du coup, exceptionnellement, aucune conférence n’a été planifiée en avril. Histoire, si on peut dire, de souffler un peu.
1920 Naissance à Metz.
1944 Intègre l'armée française.
1958 Mariage.
2002 Derrière les lignes ennemies (Tallandier).
Ce mercredi Chichinette, ma vie d'espionne.