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Témoignages

Seine-Saint-Denis : «Je travaille et vis ici, c’est ma petite fierté»

Facteur, policière, photographe ou militant… habitants et acteurs de la société civile racontent un département mobilisé contre les difficultés.
A La Courneuve, mardi. (Photo Cyril Zannettacci. VU pour Libération)
publié le 30 octobre 2019 à 20h56

Un département à plusieurs visages. Impossible de ranger les habitants de Seine-Saint-Denis dans un tiroir. Les âmes, les parcours et les visions sont pluriels, se croisent, cohabitent. Libération a interrogé plusieurs citoyens, plus ou moins engagés, et chacun décrit un petit bout de son 93.

Ibrahim, 39 ans, facteur à Aubervilliers : «Parfois, j’ai honte de prendre l’argent»

«J’ai l’impression de vivre dans un village. Je crois que tous les facteurs se ressemblent, en Seine-Saint-Denis ou ailleurs. On croise les mêmes têtes et on prend des habitudes. Parfois, je monte le courrier aux personnes âgées quand l’ascenseur est en panne. Je ne suis pas obligé, mais bon, c’est comme ça. Ils me proposent un café, des gâteaux… Je ne sais pas comment ça se passe ailleurs, mais ici, ceux qui ont le moins donnent le plus. Je me fais cette réflexion à chaque fois que je passe vendre mes calendriers. Parfois, j’ai honte de prendre l’argent. Ils insistent. Je crois qu’ils s’en moquent des calendriers, mais ils se sont habitués à moi, donc ils veulent me faire plaisir. Se balader à vélo avec le costume de facteur, forcément on subit des vannes. Souvent, c’est des gars que je connais. Mais je n’ai jamais eu de problèmes contrairement à quelques collègues, surtout l’été durant les vacances scolaires. Les jeunes traînent dès le matin, s’ennuient et certains s’amusent à prendre le vélo du facteur pour faire un tour. Ce n’est pas très drôle mais, heureusement, on récupère presque toujours le vélo.»

Tiphaine Le Liboux, 30 ans, correspondante de l’AFP : «Des villes confrontées à la gentrification»

«"Hou la, tu ne dois pas t'ennuyer ! Ce n'est pas trop chaud ?" C'est souvent ce qu'on me répond quand je parle de mon métier. Evacuons la sécurité : à part quelques "faites attention à vous" et un "dégage" dans des quartiers où des dealers veulent faire la loi, personne ne m'a jamais empêchée de travailler depuis mon arrivée en 2016. Quant à l'actualité, les quatre journalistes du bureau de Bobigny ne chôment pas. Rédigeant, par exemple, des dizaines de dépêches sur l'affaire Théo, qui a relancé le débat sur les violences policières. Travailler à deux pas du tribunal permet d'éviter le principal grief fait aux journalistes : ne venir que "quand ça va mal". Dans l'un des départements les plus pauvres de France, une grande partie de notre travail est consacrée aux mobilisations du quotidien. Celle de parents de Saint-Denis, formant chaque matin une chaîne humaine autour des écoles de leurs enfants pour les protéger du trafic de drogue et réclamer des moyens pour l'éducation. Celle d'habitants qui veulent se faire entendre sur la rénovation de leur cité ou contre les pannes d'ascenseurs. Le combat de militants acharnés, comme Ernestine Ronai, 72 ans, de toutes les manifestations contre les féminicides. C'est aussi voir le département changer sous nos yeux. Au bord du canal de l'Ourcq, qui traverse toute la Seine-Saint-Denis, des immeubles sortent de terre chaque mois ou presque. Plusieurs villes se voient désormais confrontées aux défis de la gentrification. D'ailleurs, chez mes amis, une autre question a fait son apparition : "Où sont les endroits sympas ? On aimerait bien s'y installer."»

Sandra, 36 ans, policière : «Ici, tout est multiplié»

«Le 93, c’est l’énergie. Malheureusement, elle n’est pas toujours positive. Ce n’est pas simple d’être policière et femme. Des insultes, des remarques, des mauvais regards. Ici, tout est multiplié. On vit avec la violence du début à la fin du service. Je comprends les collègues qui cherchent à se barrer le plus vite possible. Surtout si l’on ajoute le manque de moyens. Mais bon, ce métier est un choix et, moi, j’ai également décidé de ne pas quitter le département. Je travaille et vis ici, c’est ma petite fierté. Quand je ne bosse pas, j’ai un autre rapport aux gens et je découvre l’autre face. C’est peut-être étonnant mais, comme la violence, la générosité est plus forte qu’ailleurs. Quand je regarde vers l’avenir ? Je ne suis pas forcément optimiste, peut-être à cause de mon métier, mais je raisonne également en mère de famille. Je vois les gamins dans la rue qui traînent pendant que leurs parents travaillent. Il n’y a pas longtemps, un après-midi, je suis passée dans une cité à Noisy-le-Sec. J’ai vu des gosses qui jouaient. Tout près d’eux, il y avait plein de rats, c’était effrayant. Les mômes trouvaient ça normal, ça m’a fait mal et je me suis demandé si ces gamins pouvaient grandir sans en vouloir à tout le monde.»

Camo, 30 ans, dirige le chapiteau Raj’ganawak à Saint-Denis : «Un lieu culturel s’ancre dans un territoire»

«Ce qui m’anime au quotidien, c’est le centre-ville de Saint-Denis. On parle d’une ville dense de 100 000 habitants composée de petits villages. Habiter le 93, c’est être en prise avec les urgences. Ici, le temps s’accélère à un point qu’on a parfois l’impression d’être hors réalité. Depuis ma naissance, j’ai vécu dans le département, j’ai eu besoin de le quitter et d’y revenir. Ça fait quatre ans que je dirige à nouveau le chapiteau Raj’ganawak, créé en 1998, qui abrite une minuscule scène circulaire, sur le terrain d’un ancien garage près de la gare de Saint-Denis. Depuis quelques jours, des familles de réfugiés syriens y vivent. Nous continuons bien sûr nos activités culturelles, nous nous entraînons en vue de notre prochaine soirée cabaret. Les seniors de la ville viennent visiter le chapiteau qui dispense des cours de samba, de krump… Nous accueillons aussi des enfants pour l’école du mercredi. Alors, certains diront que nous dépassons nos fonctions. Mais un lieu culturel s’ancre dans un territoire quand il se met service de la cité. Personnellement, je n’ai jamais voté de ma vie. La politique, c’est flou, tentaculaire, on ne sait pas qui fait quoi. En Seine-Saint-Denis, et ailleurs, beaucoup ont acté le fait que l’Etat est un corps abstrait et que l’esprit petit village nous pousse à être polyvalents, solidaires face aux imprévus. Je pense que les gens qui ont le pouvoir et l’argent devraient s’intéresser à ces formes de micro-organisation spontanées de la part de citoyens. Notre force, c’est de sentir qu’autour de nous, on a une société qui fonctionne.»

Le quartier du marché de Saint-Denis le 29 octobre. Photo Cyril Zannettacci. VU

Jean-Louis Karkides, 68 ans, militant associatif et professeur à la retraite à Aulnay-sous-Bois :«Un semblant de démocratie»

«Je vis dans le département depuis trente-cinq ans et je peux vous dire que les urgences sont multiples. Il y a un manque de démocratie, comme dans beaucoup d’autres territoires. On élit des représentants qui ne viennent nous voir que lorsqu’il faut voter. Les comités de quartier ne sont que des chambres d’enregistrement. Ça donne un semblant de démocratie pour faire passer la pilule, mais en vérité ça contribue à creuser la distance entre les élus et la population. Un exemple ? À Aulnay, la population n’a pas demandé que les tilleuls centenaires de la place Camélinat soient rasés pour y construire un parking.»

Jérômine Derigny, 48 ans, photographe à Bagnolet : «Une envie de prendre les choses en main»

«J’ai commencé un travail photographique autour de la Seine-Saint-Denis après les émeutes de 2005. Je voulais montrer les difficultés des habitants au quotidien. J’ai sillonné les quartiers pour rencontrer les gens qui tentent de faire bouger les choses. Et je me suis aperçue que beaucoup de jeunes n’arrivent pas à trouver de boulot à cause de leur adresse. Certains employeurs mettent en avant le risque qu’ils arrivent en retard à cause du RER B qui fonctionne mal… Rude comme entrée dans le monde du travail. Mais on sent une envie de la part des habitants de prendre les choses en main. À Bagnolet, les énergies se créent autour de friches où sont créés des jardins partagés. Nous avions un projet autour des semences paysannes. Chaque jardin devait planter du blé et, après la récolte, les quartiers ont fait leur pain ensemble à Montreuil. Pour moi, la Seine-Saint-Denis, c’est le système D.»

Ilyes Ramdani, 25 ans, rédacteur en chef du «Bondy Blog» : «Colmater les brèches»

«Mon 93 à moi ? Il est bénévole. Que ce soit avec ma casquette d’enfant de Seine-Saint-Denis, avec celle de rédacteur en chef d’un média implanté dans le département ou avec celle d’éducateur sportif, j’ai toujours été frappé par la capacité d’engagement des habitants. On donne de son temps, de son envie, de son énergie, de son savoir. On donne, finalement, de ce qu’on a de plus cher. Comme si ceux qui avaient le moins étaient, en fait, les plus généreux. Je pense à cette maman qui donne bénévolement de son temps pour les enfants des autres, à accompagner les sorties, à s’investir dans la vie de l’école du coin. Je pense à cet étudiant en médecine qui, trois soirs par semaine, vient aider les plus jeunes à faire leurs devoirs à la maison de quartier. Je pense à ce papa qui enfile son survêtement tous les samedis pour aller accompagner les moins de 15 ans du club de foot de la ville jouer un match à l’autre bout du département. Je pense à cette salariée d’un grand groupe qui consacre ses week-ends à écrire des courriers ou remplir des formulaires administratifs pour celles et ceux qui ne le peuvent pas. Dans toutes les sphères de la vie de ses habitants, des âmes bienfaisantes viennent colmater les brèches, mettre du lien social là où il manque cruellement. Servir de pansements, forcément partiels mais si utiles, à la plaie béante du 9-3.»

Maïmouna Haïdara, 29 ans, avocate au barreau de Saint-Denis : «Je sais ce que je dois à ce département»

«Quand on vit ou travaille en Seine-Saint-Denis les gens semblent toujours étonnés et nous demandent comment on fait ? Mais pour moi la réalité est tout autre. Je sais ce que je dois à ce département et notamment à Stains la ville où j’ai grandi. Plusieurs initiatives locales ont été déterminantes pour ma carrière: je suis avocate au barreau de Saint-Denis par choix. Parce que c’est important que des gens restent dans le département, même si je gagne moins bien que mes collègues parisiens. A onze ans j’ai bénéficié de cours gratuit au Studio Théâtre de Stains. Une révélation pour moi. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré la vraie Maïmouna. Le théâtre de Stains reste encore aujourd’hui mon lieu refuge. J’ai bénéficié, à la fac, du CLE (Contrat Local Étudiant), une aide financière accordée par la municipalité pour permettre aux étudiants de poursuivre leurs études. En contrepartie je tenais des permanences juridiques, qui m’ont permis d’avoir un emploi à la maison du droit de Stains. Ensuite j’ai travaillé au DALO (Droit Au Logement Opposable) de la préfecture de Seine-Saint-Denis. A l’université Paris 8 Saint-Denis, j’ai remporté le concours d’éloquence Eloquentia qui m’a également ouvert de nombreuses portes. Aujourd’hui, comme beaucoup de jeunes, je participe et soutiens de nombreuses initiatives locales qui sont les garantes de l’esprit de solidarité que l’on retrouve partout dans le département.»

Faouzi Lellouche, 54 ans, responsable associatif et gilet jaune à Sevran : «On se bat contre l’état et la commune»

«Depuis douze ans, je suis responsable associatif à Montceleux, dans un quartier prioritaire à Sevran. Je suis un militant. En 2016, j’avais écrit à Jean-Louis Borloo pour dénoncer la fin des contrats aidés et lui dire que les acteurs associatifs ne pouvait pas continuellement remplacer le service public. Son rapport sur le département était excellent. Et depuis, plus rien. Avec l’association Accès’Cible, on accompagne les personnes en difficulté, notamment dans leur recherche d’emploi, pour qu’elles apprennent à s’orienter et à préparer leurs démarches administratives. Le quartier était dépourvu de toute activité sociale, commerciale et sportive. Aujourd’hui, tous les salariés que j’avais, qui étaient des contrats aidés, des temps complets ou partiels, ont été supprimés. Jusqu’à maintenant on réussissait à gratter à droite à gauche. On a aménagé un ancien appartement et un ancien local poubelle pour en faire une salle de sport et un espace informatique, mais ce qu’on réalise depuis des années est en train d’être tué. On se bat contre l’état et la commune, qui se renvoient la balle pour les subventions. Ce sont de vraies limaces, alors qu’on est comme des poissons hors de l’eau.»