C'est un rituel douloureux, mais nécessaire. Chaque mois, depuis le 1er janvier 2017, Libération recense les femmes tuées par leur conjoint ou par leur ex. Basé sur une revue de la presse locale et nationale, ce décompte funèbre se veut une manière de dire les vies derrière les chiffres, le fait social derrière le fait divers. De compter, mais surtout de raconter. De rendre hommage à ces femmes de tous âges, de tous horizons, installées partout dans l'Hexagone, tuées parce que femmes. De citer leur prénom, raconter ce que l'on sait de leur vie familiale, professionnelle, amoureuse ; et des circonstances de leur mort pour tenter de surpasser la froideur des statistiques. Les associations, la société civile et, de plus en plus, les politiques, se saisissent de cette manifestation extrême de la violence de genre.
Depuis près de quinze ans, elle est quantifiée par le ministère de l’Intérieur, qui publie chaque année une étude détaillée sur les morts violentes au sein du couple. En 2018, 149 personnes sont mortes dans ces circonstances, dont 121 femmes. Dans 79,2 % des cas, l’auteur est un homme, qui tue avec une arme (dans près de sept cas sur dix), très majoritairement à domicile (dans huit cas sur dix).
Notre démarche ne prétend pas se substituer à la statistique officielle. Même si, en 2017, nous sommes arrivés au même résultat (130 femmes tuées par leur conjoint ou leur ex), notre litanie mensuelle est sans doute incomplète, notamment parce que tous ces meurtres ne sont pas évoqués dans la presse.
Elle se doit aussi d’être prudente : ces histoires n’ayant pas encore été jugées, des précautions s’imposent, qui expliquent l’emploi du conditionnel. Ne sont comptabilisées que les affaires dans lesquelles l’homicide conjugal est la piste privilégiée par les enquêteurs. Parfois, l’auteur se dénonce de lui-même, ou laisse une lettre expliquant son geste s’il a mis fin à ses jours. Parfois, c’est plus confus.
Tenir à jour ce mausolée virtuel est un processus évolutif qui demande du temps : le temps de l’enquête, de la prudence. C’est pourquoi nous ne pouvons à cette date raconter les histoires «que» de 107 femmes, là où d’autres évoquent 125 féminicides conjugaux depuis janvier.
Différence de rythme, de méthode. Mais un seul dessein : pointer du doigt l’insoutenable horreur qui conduit à défenestrer des femmes (comme l’a été cette trentenaire le 12 octobre à Colmar), à les étrangler (comme l’a été cette septuagénaire à Issoudun, le 14 octobre), ou encore à les poignarder (comme l’a été Safia, ancienne aide ménagère de 32 ans, le 21 octobre à Bordeaux). En avril, la jeune femme avait déposé plainte pour des violences conjugales, que son mari, dont elle était séparée depuis peu, contestait. Il devait être jugé en janvier. Entre-temps, elle est morte sur le palier, dans son immeuble. D’abord en fuite, lui a été interpellé. Il a reconnu l’avoir tuée. Elle avait quatre enfants.