Taille haute et épaules de nageuse, elle parle sans cesse et sans frein, et son rire caracole. Ariane de Rothschild semble ne pas avoir froid aux yeux, qu’elle a très bleus, même si une telle franchise à débordements pourrait finir par inquiéter. Elle tient sa légitimité de son mariage avec Benjamin, banquier-héritier à l’anticonformisme peu fréquent. Elle aurait pu se contenter d’élever leurs quatre filles. A défaut de rédiger des traités de savoir-vivre comme sa belle-mère, Nadine, elle aurait inauguré les chrysanthèmes des bonnes œuvres obligées de la branche genevoise de la dynastie.
Mais, en 2015, son époux lui a transmis les rênes. Décrit comme «un financier exceptionnel», il a peu de goût pour la gestion quotidienne. Ce legs inusité n'avait rien d'un cadeau. En quatre ans, la directrice exécutive a chamboulé une maison de 2 660 collaborateurs, forte de 156 milliards d'euros d'actifs. La baronne a cassé les baronnies, féminisé et diversifié les hiérarchies. Surtout, elle a reconfiguré l'établissement pour l'adapter à la nouvelle moralité ambiante. Les beaux jours de l'«optimisation fiscale» sont passés. Le secret bancaire suisse s'est fendillé. Et les fortunés ne détestent plus verdir leur épargne. Pour penser long cours et long terme, la compagnie s'est retirée de la Bourse de Zurich. Histoire de corser le tout, la cousine par alliance a fait reproche à la branche parisienne d'accaparer leur nom commun. La coexistence convenue a tourné au pugilat juridique, ce qui n'est pas d'usage dans ces univers qui cachent leur dureté derrière des masques ultracivilisés. Evidemment, un gentlemen's agreement a fini par être conclu.
A l'heure où elle prend du champ et regagne les hauteurs du conseil d'administration, Ariane de Rothschild détaille le parcours effectué, avec une satisfaction frottée d'éreintement. Elle dit : «Cette fois, l'actionnaire est descendu dans l'arène. Les décisions ont été vigoureuses, la transformation s'est faite en profondeur.» Elle ajoute : «Je n'ai aucun sens de la diplomatie, ni aucune patience. Je trépigne en permanence, et ça s'aggrave avec les années.» Elle précise : «Je n'enrobe pas. Je me dois d'être honnête et transparente. Je ne m'embarrasse pas de codes, de normes, de prudence.» Peu habitués à un tel tranchant, les rétifs déplorent «incompétence brouillonne et brutalité inconséquente» quand les adeptes saluent «son énergie et sa pugnacité».
Le couple Benjamin-Ariane tient du jamais-vu. Il fut cancre de génie et sale gosse rebelle. Il cite Coluche et le chanteur Renaud. Il a pu voter Arlette Laguiller tout en défouraillant contre le fisc français comme, un soir, il a visé au laser une sentinelle en faction devant l’Elysée, que jouxte son hôtel particulier. Intuitif et provocateur, il supporte mal les contraintes. Et n’aime rien tant qu’aller chasser l’antilope en Afrique, piloter des Ferrari sur circuit ou jouer les équipiers sur ses trimarans océaniques. Dans la cour du siège parisien, il a installé un moteur d’avion, celui du Concorde. Et cela raconte une splendeur passée, une modernité fanée et un mur du son carbonisé par l’arrogance d’Icare.
Au cinquième étage, la maîtresse des lieux affiche des parures amazoniennes et des colibris empaillés, mais aussi des visages de crapules tatouées, photographiées par Isabel Muñoz. Si son mari a le goût du risque et aime l’adrénaline, elle a une conscience aiguë du temps qui passe. Elle sait le privilège de vivre et la mort qui guette. Son obsession d’entreprendre vient du refus de gâcher les talents reçus et les opportunités offertes.
Déjà, son père était infatigable. Quand ils naviguaient en croisière, elle était son matelot préféré, «obéissante et volontaire», insensible au mal de mer. Il avait quitté l'Allemagne à 16 ans, était devenu cadre pour l'industrie pharmaceutique. Il promenait sa famille à travers le monde au gré de ses affectations. Bangladesh, Colombie, Congo, etc. Mlle Langner étudiait dans les lycées français pour complaire à sa mère alsacienne. Ariane ne se voyait pas en Belle du Seigneur. Du roman d'Albert Cohen, cette retrousseuse de manches peu sujette à la mélancolie déplore la triste fin. Elle s'imaginait vétérinaire dans la brousse. Ou interprète, quand elle parlait déjà cinq langues. A défaut, elle est devenue l'une des premières femmes traders à Wall Street. Elle s'en souvient : «Les salles de marché, c'est une bonne formation. C'est musclé, volcanique. Il faut des décisions rapides et fermes. La punition comme la satisfaction sont instantanées.»
Si Ariane de Rothschild pousse à la roue de la parité, elle a la féminité assez classique. Elle s'épanouit dans la maternité. Elle aurait voulu six enfants et adore le chaos que mettent ses filles dans son existence. Pour autant, elle impose sa loi à sa marmaille. Cette lève-tôt fait sonner les réveils, exige des chambres rangées et demande une participation enjouée aux repas. Noémie, 24 ans, travaille dans les jeux vidéo à Montréal. Eve étudie la biologie à New York. Alice, les sciences de l'environnement à Londres. Et Olivia passe sa «maturité», le bac suisse. Preuve qu'on est dans un monde très à part, les trois aînées bénéficient déjà d'hôtels-châlets à leur prénom à Megève. Leur mère qui vient de découvrir le kitesurf et s'est remise au ski qui lui était interdit quand elle était PDG, se réjouit de bâtir bientôt pour sa benjamine. Elle se félicite de les voir s'éloigner pour «se construire une colonne vertébrale». Et dit ne pas se soucier de savoir si l'une d'elles prendra la relève. Après deux cent cinquante ans et sept générations, elle envisage sans traumatisme exagéré que la transmission génétique soit moins de saison.
«Très européenne», elle se veut «citoyenne du monde». Si elle réside au bord du Léman, elle vote à Paris. Elle a choisi Macron-Macron en 2017 et se décrit aussi libérale en économie qu'en matière sociétale. Elle n'en revient toujours pas de la part d'antisémitisme qui a pollué à la marge le mouvement des gilets jaunes et a ciblé sa banque. En Israël, où les Rothschild sont des donateurs majeurs, cette athée qui ne fraude pas avec ses doutes contribue à la réussite des étudiantes palestiennes. Et tant pis si les ultra-orthodoxes s'en offusquent.
Ces jours-ci, un trimaran volant barré par Franck Cammas et Charles Caudrelier va porter les couleurs de la compagnie financière sur l'Atlantique. En parallèle, elle fait restaurer Gitana VI, le monocoque qu'aimait tant Edmond, son beau-père moustachu. Comme une tentative de résoudre la contradiction entre yachting à la papa et multicoques à foils, entre rénovation et mutation, réforme et rupture.
14 novembre 1965 Naissance.
1986 Analyste à New York.
23 janvier 1999 Mariage avec Benjamin.
2015 PDG du groupe Edmond de Rotschild.
2019 Coprésidente du conseil d'administration.