Ses neveux sont montés au cinquième étage avec des cartons vides à la main, concentrés. Toufik, lui, est resté dans la voiture. ça faisait trop. «Ils ont pris vite fait les affaires du petit, son sac d’école, sa PlayStation, sa trottinette. Et des habits de tous les jours, c’est tout. Ils ont laissé les souvenirs, la vaisselle. Pour les amener où de toute façon ? On n’a pas la place dans la chambre d’hôtel.» Toufik, 39 ans, est encore sonné. Il vient d’être délogé de l’appartement qu’il occupait depuis cinq ans, avec sa belle-sœur et ses quatre enfants.
Depuis l'effondrement de l'immeuble situé plus haut dans la rue d'Aubagne, la mairie de Marseille multiplie les évacuations d'urgence. En un an, entre 3 000 et 4 000 personnes ont été délogées de 359 immeubles considérés comme dangereux, selon la Fondation Abbé-Pierre. Ces dernières semaines, le rythme semble s'être intensifié. «Entre les 16 et 19 octobre, six immeubles ont encore été vidés», soupire Molly, bénévole du Collectif du 5 Novembre.
A chaque fois, les évacuations se font selon le même procédé : les occupants n'ont que quelques minutes pour quitter les lieux, avant la mise sous scellés. Un arrêté de péril est ensuite placardé sur la porte. Parfois, les familles négocient d'y retourner un court moment pour récupérer des affaires, comme la famille de Toufik. Mais le protocole est lourd : cela ne peut se faire qu'en présence des pompiers, du syndic, des services de la mairie et de policiers… Molly questionne, en colère : «Ils font comme si l'immeuble allait s'effondrer dans les dix minutes. C'est extrêmement traumatisant. Pourquoi ne pas leur laisser au moins quelques heures ? Ou au moins leur donner en amont une liste des choses importantes à prendre ?»
A la va-vite
Toufik avait pourtant alerté. Dix jours avant le drame de la rue d'Aubagne, la cheminée de son appartement s'était écroulée. «Le propriétaire était passé mettre une plaque en bois et c'est tout. Il disait que ça allait, de ne pas s'inquiéter. Bien sûr, on avait peur. Mais on ne pouvait rien faire.» Avec le temps, la vie a repris comme avant.
Mais l'autre jour, quand un morceau de plafond s'est détaché, l'angoisse est revenue d'un coup. «Le petit était en train de jouer dans le salon. Il n'a pas été blessé mais a fait une crise de panique.» Les pompiers évacuent leur appartement à la va-vite. Depuis, la famille est hébergée dans un hôtel, pris en charge par la mairie qui se tournera ensuite vers le propriétaire. Sans aucune visibilité pour la suite.
Lucie (1) se retrouve dans la même situation. Elle habitait dans le quartier du Panier. Celui que les touristes viennent visiter par flopées chaque jour. Des jolies rues étroites, pavées, avec des plantes tout du long. Elle a vécu là pendant dix-huit ans, son fils a grandi dans un trois-pièces qu'elle louait au premier étage. «Depuis le drame de l'an dernier, comme tout le monde à Marseille, je regardais mon immeuble avec inquiétude.» Le sien a depuis longtemps un «petit ventre» : la façade est bombée, signe d'affaissement.
A plusieurs reprises, elle a alerté sans que rien ne se passe. Et puis, il y a un mois, des experts ont déboulé dans l'immeuble sans prévenir et surtout sans se prononcer. Le lendemain, Lucie part à la pêche aux infos, appelle le syndic. Rien. Une copine à la mairie la prévient, «ça sent le roussi». Elle commence à faire ses cartons «au cas où». «J'ai entendu beaucoup de récits de délogés, je savais que ça pouvait aller très vite.» Elle transporte ses papiers chez une amie. Son piano et son vélo chez un autre. Le chat chez son père. Les semaines passent. «J'angoissais du moment où ça allait arriver… et dans le même temps, j'espérais que ça n'arrive jamais.»
Le 21 octobre, des experts mandatés par la mairie, débarquent dans l'immeuble et intiment l'évacuation sur-le-champ. «J'avais anticipé, je ne suis pas à plaindre», répète Lucie comme pour mieux s'en convaincre. D'un sourire léger, elle ajoute : «Mais même en étant préparée, c'est hyper violent.» Elle parle d'«exode», raconte «ces petits trucs idiots» comme cette brosse à cheveux laissée sur l'étagère. Sa nouvelle vie à l'hôtel, avec sa mini kitchenette «où tu cuisines sans huile parce que tu hésites à faire de vraies courses, ne sachant pas si ça va durer ou pas».
Elle s'interroge aussi. «Il y a forcément négligence quelque part, pour en arriver là.» En vient à douter : «Et s'ils se servaient des arrêtés de péril pour vider le centre-ville et faire une ville pour touristes ?» Une réflexion qui revient souvent, au cours de ce reportage. Molly, du collectif : «Soit ils font du zèle pour accélérer la gentrification du centre-ville, soit ils ont connaissance d'immeubles pourris et avec l'arrivée de la saison des pluies, ils paniquent qu'une nouvelle catastrophe ne se produise.»
«Sacs-poubelle»
Selon la mairie, parmi les 359 immeubles évacués, seuls 181 ont été jugés «réintégrables» fin octobre, sans que l'on sache précisément combien de familles vivent à nouveau chez elles. Les retours sont souvent aussi durs que les départs. Elsa et Martial, boulangers, ont vu l'arrêté de péril levé cinq mois après leur évacuation. «On pensait un jour retrouver nos affaires», commence Martial, sans parvenir à finir sa phrase. Il s'isole quelques instants pour se reprendre. «Quand nous sommes retournés dedans… L'état dans lequel c'était…»
Martial, devant son ancien appartement et sa boulangerie.
Photo Olivier Monge. Myop pour Libération
Les ouvriers avaient mis des étaux en plein milieu des pièces, pour consolider la structure, sans prendre la peine de protéger le mobilier. L'immeuble laissé vide pendant plusieurs mois a été cambriolé à plusieurs reprises, et squatté. «Quand ma femme a vu ses sous-vêtements dans la cage d'escalier, elle a craqué.» Elsa : «Jusque-là, je tenais bon, mais ça, c'était trop.» Les préservatifs usagés sur le sol, les placards entamés par les rats… Martial a mal au ventre rien que de repenser à sa cuisine toute neuve. «On venait de dépenser 15 000 euros pour la refaire. Nous n'étions que locataires, mais comme on vivait là depuis dix-neuf ans, on faisait des travaux. C'était commode, la boulangerie était au rez-de-chaussée.» Certaines nuits, l'angoisse remonte d'un coup, «comme des brûlures». Depuis mai, le couple est relogé dans un appartement lumineux. Elsa dit respirer à nouveau. Martial est plus réservé. «On n'arrive pas se poser complètement, on a encore des sacs-poubelle avec nos habits.»
Jacques, délogé de la rue d'Aubagne depuis un an, raconte qu'à chaque fois qu'il sort, il range toutes ses affaires dans un sac, «au cas où». «Jamais je ne faisais ça avant. C'est idiot.» Lui aussi a perdu «son ancrage». Ce n'était pas son lieu de vie à proprement parler, le comédien se servait du local pour répéter, y stockait ses affaires, des meubles hérités de ses grands-parents. Propriétaire, il a tout perdu. Mais c'est à propos des délogés en grande précarité que sa voix se trouble. «Il y a des récits très douloureux. Surtout quand il y a des enfants.»
En sécurité
A la permanence du collectif, chaque lundi, les bénévoles voient arriver des familles en état de choc. «Certains étaient déjà dans une lutte au quotidien. Ils perdent le seul endroit où ils se sentaient un peu en sécurité.» Comme cette jeune Albanaise et son bébé d'un mois et demi. Sans papiers, elle vivait dans un appartement insalubre qu'elle louait à un marchand de sommeil sans quittance de loyer. Et donc sans preuve. Il y a quelques jours, la mairie lui a annoncé la fin de sa prise en charge. Dominique, bénévole très active, se démène quasiment à plein temps pour elle ces temps-ci. «Les problématiques à gérer aujourd'hui sont plus lourdes qu'au début. Les familles doivent se battre pour ne pas être évincées du dispositif de prise en charge», dit-elle. Certaines situations ne tiennent qu'à un fil, grâce à la solidarité.
Car les histoires de délogés illustrent aussi les élans de générosité. Cette hôtelière qui a offert une nuit à une mère et son enfant sans solution. Ce directeur d’école qui va chercher tous les matins des enfants relogés à perpet pour qu’ils continuent à aller en classe. Ou encore cette géographe, Elisabeth Dorier, qui cartographie les pérégrinations des délogés. Pour qu’il reste une trace de ces parcours de vie.
(1) Le prénom a été modifié.