C’est un sujet au carrefour de deux débats fantasmés, englués dans les stéréotypes. D’un côté, celui de l’immigration, rendue responsable de tous les maux, dont le chômage. De l’autre, celui des difficultés de recrutement des employeurs qui ne trouveraient plus de main-d’œuvre pour faire tourner leurs entreprises. Lundi, le gouvernement a ouvert la voie à l’instauration de quotas pour les immigrés souhaitant venir travailler en France. Une mesure qui interroge autant qu’elle inquiète.
Quotas ou «objectifs chiffrés» ?
Mardi, sur BFM, la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, n'a pas tranché le problème. «L'idée, c'est d'avoir des objectifs chiffrés, ou des quotas, c'est une question de sémantique», a-t-elle éludé. Avant de poursuivre : «C'est la France qui recrute par rapport à ses besoins. C'est une approche nouvelle, un peu une approche qu'[ont] le Canada et l'Australie.» Une logique pas si neuve, pointe de son côté Jean-Eudes du Mesnil, secrétaire général de la CPME, organisation patronale plutôt favorable à la mesure. Un arrêté de 2008 définit déjà, par région, les métiers en tension pour lesquels un employeur n'a pas à justifier ni de la situation de l'emploi ni de sa recherche préalable de candidats nationaux, s'il décide d'embaucher un étranger non ressortissant d'un Etat membre de l'UE, de l'Espace économique européen ou de Suisse. Les démarches d'autorisation de travail sont alors facilitées.
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«Il faut relativiser l'annonce du gouvernement, juge encore le représentant patronal. La véritable nouveauté, c'est que cette liste qui datait de dix ans va être réactualisée tous les ans.» A la clé, estime-t-il, un outil plus proche de la réalité, et moins de paperasse pour les patrons. «Le problème du quota, c'est que c'est figé, précise Aina Kuric, députée de la Marne apparentée LREM, peu à l'aise avec le terme. Là, le but, c'est d'avoir quelque chose de plus souple, être plus réactif.»
Comment cela fonctionnera-t-il ?
Le flou demeure. La ministre du Travail a toutefois donné des indications, mardi. Première étape : la nouvelle liste de métiers en tension sera fixée à «l'été prochain». D'ici là, la méthodologie doit être affinée. Un travail devrait commencer «dans quelques semaines avec les partenaires sociaux et les régions». Une réunion est annoncée le 18 novembre. La Dares, cellule statistique du ministère du Travail, et Pôle Emploi seront aussi mis à contribution «pour analyser tous les métiers en tension» et vérifier que «les efforts de formation ont été faits» pour permettre en priorité aux demandeurs d'emploi de se positionner sur les postes vacants. Difficile d'en savoir plus, pour l'heure, sur ce «nouvel outil statistique pour mesurer la réalité des tensions sur le marché» que promet le gouvernement et qui permettra à l'immigré «professionnel» d'avoir «un visa de travail pour une durée déterminée et un travail déterminé».
Seule certitude : il inclura bien un nombre de personnes fixé par métier et par territoire. Et non par pays d'origine, car cela n'aurait eu «aucun sens», selon Muriel Pénicaud. Et une telle mesure aurait par ailleurs fait risquer une censure du Conseil constitutionnel.
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Qui cela va-t-il concerner ?
Quelque 33 000 permis de séjour pour motif économique ont été accordés en 2018. Soit moins de 15 % de l'ensemble des titres. Les quotas ne concerneront qu'une faible part des immigrés réguliers, selon des «objectifs chiffrés» qui restent à définir et qui pourraient, selon le Parisien, ne pas être limitatifs. Seuls les travailleurs susceptibles d'être recrutés dans les secteurs identifiés en tension sont concernés. Parmi les métiers qui pourraient intégrer la liste, selon la CPME, figurent ceux du BTP, de l'hôtellerie-restauration, du sanitaire et social, ou encore des professions plus qualifiées, comme tourneurs fraiseurs ou, entre autres, charpentiers. Cette longue liste est ressassée en chœur et depuis des mois par le patronat qui pointe à l'envi un chiffre, sujet à caution : 150 000 offres de Pôle Emploi ne seraient pas pourvues faute de candidat. Or, selon le représentant de la CPME, la liste pourrait s'allonger : «Avec le frémissement de l'activité économique, l'emploi repart et c'est presque tous les métiers qui sont concernés par ces difficultés.»
D’où vient cette idée ?
L'idée a déjà été portée par Nicolas Sarkozy lorsqu'il était ministre de l'Intérieur, puis après son accession à l'Elysée en 2007. Le ministre de l'Immigration d'alors, Brice Hortefeux, avait chargé l'ancien président du Conseil constitutionnel, Pierre Mazeaud, d'un rapport sur le sujet, qui concluait qu'instaurer des quotas pour l'immigration du travail serait «sans utilité réelle», «irréalisable ou sans intérêt» : si «des quotas (par branche ou par métier) sont envisageables au niveau national ou européen, [ils] ne sont pas indispensables à la maîtrise des flux [et risquent d'avoir], paradoxalement, un effet incitatif».
Lors de la dernière campagne présidentielle, François Fillon avait relancé cette idée - tout comme celle d'un débat annuel au Parlement sur le sujet. La proposition avait été fustigée par un certain Emmanuel Macron, lors d'un discours à Lille : «Quand j'entends qu'on peut nous proposer, pour la énième fois, des quotas, c'est à supposer que lorsque les quotas ne sont pas respectés, on ait la main pour les faire respecter, ce n'est pas le cas aujourd'hui ! Donc je ne propose pas une politique idéologique en matière d'immigration.»
Deux ans plus tard, «on est totalement à rebrousse-poil des promesses qui avaient été formulées, juge Pierre Henry, directeur général de France terre d'asile. C'est une manière d'installer une polémique permanente. Ce mot de "quota" fait plaisir à droite. Si c'était pour les calmer, c'est raté parce que la droite traditionnelle la plus dure ne va pas s'en contenter. Ce n'est ni juste, ni efficace, ni intelligent».
Qu’en pensent les syndicats ?
«Je ne crois pas qu'il y ait besoin de ça. Ce n'est pas ma vision d'une politique migratoire», a commenté Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, mardi. La CGT, elle, est «totalement opposée» à ces quotas. «Il se dessine une politique migratoire utilitariste, axée sur les besoins des entreprises, note Marilyne Poulain, en charge du dossier immigration à la CGT. Elle souligne les limites d'un tel dispositif : «Aujourd'hui, les métiers du nettoyage ne sont pas reconnus comme des métiers en tension, et pour cause les offres sont pourvues en grande partie par de la main-d'œuvre de travailleurs sans titre de séjour !» A la clé, selon elle, le risque que cette évolution voulue par le gouvernement n'aboutisse à un durcissement des règles pour les travailleurs étrangers. Sans toutefois résoudre la situation des travailleurs sans papiers.