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Libération

Proxénétisme nigérian à Lyon : «Je serais morte, si j’étais restée»

publié le 5 novembre 2019 à 20h16

«Je veux les meilleures, celles qui sont mûres et qui ont de beaux corps. Celles qu'on peut contrôler, pas celles qui causent des problèmes.» Voici les mots de Stanley Omoregie, un pasteur trentenaire accusé d'être la clé de voûte d'un réseau de proxénétisme aggravé et de traite d'êtres humains, qui comparaît à partir de ce mercredi à Lyon avec 22 autres prévenus, pour la plupart nigérians et âgés de 24 à 58 ans. Autre figure du réseau démantelé en 2017, la proxénète Jessica Edosomwan est recherchée. «Celles qu'on peut contrôler», ce sont les 17 victimes nigérianes qui se portent parties civiles. Plusieurs d'entre elles sont mineures. Sur les trottoirs de Lyon, Montpellier et Nîmes, l'exploitation de jeunes femmes nigérianes rapportait jusqu'à 150 000 euros par mois.

Cette affaire reflète le mode opératoire bien rodé du trafic entre le Nigeria et l'Europe. Les jeunes femmes, très vulnérables, sont recrutées dans la ville de Benin City, rongée par le chômage. «Ma mère était très malade et nous n'avions plus d'argent, alors une amie à elle m'a dit de venir en Europe pour mieux gagner ma vie», témoigne Emy, arrivée en France à 16 ans. Comme les autres victimes de ce procès, elle est passée par l'enfer des camps en Libye, puis par l'Italie. Certaines savaient qu'elles venaient pour se prostituer, sans connaître les conditions de vie qui les attendaient. D'autres l'ignoraient. «Au pays, la "mama" m'a promis que j'allais faire des études et travailler au marché pour les payer, confie Emy. Nous, on ne sait rien sur l'Europe, donc on y croit.»

Grande absente du procès, au cours duquel elle sera quand même jugée, Jessica Edosomwan est présentée comme une «mama en pleine expansion» dans l'ordonnance de renvoi. Cette Nigériane de 26 ans est la fugitive la plus recherchée de France, comme le dévoile la liste des 21 «most wanted criminals» d'Europol. Les «mamas» sont des personnes clés dans l'organisation du trafic sexuel. Entre protection et coercition, elles surveillent les jeunes femmes et maintiennent une emprise psychologique renforcée par le rituel vaudou du «juju» : lors d'une cérémonie, les victimes promettent d'obéir à leur «mama», de ne pas s'enfuir et, surtout, de rembourser la dette de dizaines de milliers d'euros contractée pour payer leur voyage. Une somme énorme pour ces femmes sans papiers ni ressources, et qui ont en plus d'autres frais sur place : la place de trottoir, l'hébergement, la nourriture. «Casser le serment est compliqué, elles craignent une malédiction ou des représailles pour leur famille, souligne Hélène de Rugy, présidente de l'association l'Amicale du nid, qui se porte partie civile.

Si 17 femmes se présentent à la barre, des milliers d'autres sont les victimes invisibles d'un trafic en expansion. Prégnant depuis une vingtaine d'années en France, le proxénétisme nigérian a pris le pas sur les réseaux de Chine ou d'Europe de l'Est. Mieux structuré, il exploite des victimes toujours plus jeunes. «Peu d'entre elles parviennent à dénoncer leur proxénète et porter plainte. L'une d'elles m'a dit : "Je serais morte si j'étais restée"», dit Hélène de Rugy. Mais parler ne suffit pas à sortir de l'engrenage. En situation irrégulière, sans possibilité d'emploi, bon nombre de victimes demeurent dans la précarité. «Après avoir témoigné, elles devraient obtenir un titre de séjour, mais souvent les démarches traînent et elles restent sans moyens pour subsister», continue-t-elle. «La lutte contre la traite a toujours été associée à des enjeux de lutte contre l'immigration clandestine. Il faut aussi questionner les politiques qui limitent la circulation des personnes et génèrent la précarité», note Milena Jakšić, auteure de la Traite des êtres humains en France.

En mai 2018, lors d’un procès d’une ampleur inédite à Paris, de sévères condamnations avaient été requises contre la cheffe du réseau des Authentic Sisters, Mama Alicia. Les 15 prévenus avaient écopé de deux ans à dix ans de prison.